Arrêt du 6 novembre 2019

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Considérations principales de l’arrêt de la première chambre du 6 novembre 2019

 - 1 BvR 16/13 -

(droit à l’oubli I)


1. a) La Cour constitutionnelle fédérale examine des dispositions de droit interne non entièrement déterminées par le droit de l’Union européenne principalement à l’aune des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, même lorsque le droit interne en question met en œuvre le droit de l’Union.

b) L’application primaire des droits fondamentaux de la Loi fondamentale repose sur la supposition que le droit de l’Union, lorsqu’il laisse aux États membres une marge d’action dans un domaine du droit ordinaire, ne vise régulièrement pas une protection uniforme des droits fondamentaux, mais admet la diversité des régimes de protection des droits fondamentaux.

Dans un tel cas, s’applique la présomption selon laquelle le niveau de protection assuré par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est également assuré par l’application des droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale.

c) Une exception à la supposition d’une admission de la diversité des régimes de protection des droits fondamentaux dans un domaine du droit ordinaire dans lequel une marge d’action est laissée aux États membres ou la réfutation de la présomption selon laquelle le niveau de protection assuré par la Charte est également assuré par l’application des droits fondamentaux nationaux ne peuvent être considérées que s’il existe des indices concrets et suffisants pointant dans ce sens.

2. a) Le contrôle de constitutionnalité en matière de protection contre de possibles atteintes aux droits fondamentaux du fait de la diffusion de reportages et d’informations portant sur une personne concrète s’opère à l’aune de la dimension du droit général de la personnalité limitant le droit de s’exprimer et non à l’aune du droit à l’autodétermination en matière d’informations.

b) Vu les conditions de communication à l’ère d’Internet, l’élément du temps revêt une importance particulière lorsqu’il s’agit d’apprécier si un individu possède un droit à la protection. L’ordre juridique doit protéger une personne contre le fait que des positions défendues, des propos tenus et des actes commis par cette dernière puissent lui être publiquement reprochés sans limite dans le temps. L’individu ne peut avoir l’opportunité d’un nouveau départ en toute liberté que s’il dispose de la possibilité du retrait des faits passés. La dimension temporelle de la liberté individuelle inclut la possibilité de se faire oublier.

c) Il ne découle pas du droit général de la personnalité un droit à faire supprimer sur Internet toute information personnelle qui ait pu être échangée dans le cadre des communications en ligne. En particulier, il n’existe pas de droit à filtrer selon une décision discrétionnaire et reflétant les vues personnelles de l’individu concerné les informations publiquement disponibles et à limiter ces informations à ceux des aspects que l’individu concerné estime pertinentes et appropriées par rapport à l’idée qu’il a de lui-même.

d) Pour la conciliation des droits fondamentaux d’une part d’un éditeur de presse rendant disponibles ses reportages au moyen d’archives en ligne et d’autre part de la personne concernée par ces reportages, il convient de prendre en compte la question de savoir dans quelle mesure il est réellement possible à l’éditeur d’empêcher, en vue de protéger les personnes concernées, l’identification et la diffusion sur Internet de reportages anciens – notamment la traçabilité de tels reportages au moyen de moteurs de recherche lorsqu’est lancée une recherche du nom de ces personnes.

3. La dimension protégeant l’individu limitant le droit d’exprimer doit être distinguée du droit à l’autodétermination en matière d’informations, lequel constitue une manifestation autonome du droit général de la personnalité. Ce droit à l’autodétermination en matière d’informations peut lui aussi déployer des effets dans le domaine des rapports entre particuliers. Dans un tel cas de figure, ses effets se distinguent alors de ceux qu’il déploie directement à l’encontre de l’État. Il garantit alors la possibilité reconnue à l’individu d’influencer de façon différenciée la question de savoir dans quel contexte et de quelle manière les données personnelles sont accessibles à des tiers et peuvent être utilisées par ces derniers et, de ce fait, il permet à l’individu d’avoir un mot substantiel à dire en ce qui concerne les attributions qui lui sont imputées.

COUR CONSTITUTIONNELLE FÉDÉRALE

- 1 BvR 16/13 -

AU NOM DU PEUPLE

Dans la procédure
relative
au recours constitutionnel introduit par

M. T…, 


- mandataires : … -
 

contre
le jugement de la Cour fédérale de justice

du 13 novembre 2012 - VI ZR 330/11 -
 


la Cour constitutionnelle fédérale - première chambre -
où siégeaient les juges
Vice-président Harbarth,
 
Masing,
 
Paulus,
 
Baer,
 
Britz,
 
Ott,
 
Christ,
 
Radtke


a décidé le 6 novembre 2019:

1. Le jugement de la Cour fédérale de justice du 13 novembre 2012 - VI ZR 330/11 - porte atteinte au droit fondamental que le requérant tient en vertu de l’article 2, alinéa 1, combiné à l’article 1, alinéa 1, de la Loi fondamentale.

2. Le jugement susmentionné est cassé. L’affaire est renvoyée devant la Cour fédérale de justice.

3. La République fédérale d’Allemagne est tenue de rembourser au requérant les frais exposés par ce dernier.

M O T I F S :

A. 

1

Le recours constitutionnel est dirigé contre une décision de la Cour fédérale de justice rendue en matière civile et par laquelle cette dernière a rejeté la plainte du requérant contre la conservation dans des archives en ligne d’articles de presse vieux de plus de 30 ans et rapportant sur la condamnation pénale du requérant pour assassinat selon le Code pénal allemand.

I. 

[Extrait du communiqué de presse No 83/2019]

En 1982, le requérant fut condamné pour assassinat à la réclusion criminelle à perpétuité. L’année précédente, il avait tué par balle deux personnes à bord d’un yacht qui naviguait en haute mer. Trois articles consacrés à cette affaire parurent en 1982 et 1983 dans l’édition imprimée du magazine DER SPIEGEL, et le nom du requérant y fut mentionné. Depuis 1999, lesdits articles sont rendus disponibles dans des archives en ligne gratuitement et sans restriction d’accès par la partie défenderesse dans le litige initial, la société Spiegel Online GmbH. La recherche du nom du requérant au moyen de l’un des moteurs de recherche les plus répandus affiche parmi les premiers résultats les articles susmentionnés.

Après avoir été remis en liberté en 2002, le requérant apprit pour la première fois en 2009 que les articles en question étaient disponibles en ligne. Après un avertissement de cesser adressé à la partie défenderesse et qui ne fut pas suivi, le requérant introduisit une action en cessation demandant à ce que soit interdit à la partie défenderesse la mention nominative du requérant dans les reportages sur le crime qu’il avait commis. La Cour fédérale de justice rejeta cette action. Elle estima que, dans le cas litigieux, l’intérêt du requérant à la protection de sa personnalité devait s’effacer par rapport au droit à l’information du public – intérêt poursuivi par la partie défenderesse – et la liberté d’expression de cette dernière. La Cour fédérale de justice souligne que le grand public possède un intérêt légitime à pouvoir s’informer, sur le fondement des rapports originaux non altérés, sur des événements de l’histoire contemporaine, comme le procès dans l’affaire A., auquel la personne et le nom du requérant demeuraient inextricablement liés.

Avec son recours constitutionnel, le requérant conteste une violation de son droit général de la personnalité. Il affirme qu’il n’a lui-même plus jamais publiquement thématisé son acte de jadis et qu’il voulait dans le présent mener ses relations sociales sans que cet acte passé ne plane au-dessus de lui. Par contre, si, à l’aide d’un moteur de recherche qui est d’usage aujourd’hui, un tiers lance une recherche du nom du requérant, les premiers résultats affichés indiquent les reportages susmentionnés. Le requérant affirme que le libre épanouissement de sa personnalité est sérieusement atteint de ce fait. Il admet que le procès pour assassinat tenu à l’époque constitue indubitablement un événement appartenant à l’histoire contemporaine, mais il conteste qu’il découlerait impérativement de ce fait un intérêt public subsistant à ce que son nom soit mentionné en clair.

[Fin de l’extrait]

2-5

1. […]

6-8

2. […]

9-10

3. […]

11

4. En toile de fond juridique de la présente affaire se situent des dispositions du droit de l’Union européenne. Au moment où fut rendue la décision contestée était en vigueur la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation des données (JO L 281 du 23 novembre 1995, p. 31 ; ci-après : directive 95/46/CE) qui imposait aux États membres d’assurer la protection de la vie privée lors du traitement de données à caractère personnel. L’article 9 de la directive 95/46/CE permettait aux États membres de prévoir des règles relatives au « privilège des médias ». […]

12

Depuis le 25 mai 2018, cette directive a été remplacée par le règlement général sur la protection des données (règlement [UE] No 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE, JO L 119 du 4 mai 2016, p. 1 ; ci-après : RGPD). L’article 17 du RGPD prévoit un droit à l’effacement, dont il est précisé entre parenthèses qu’il s’agit d’un « droit à l’oubli ». Tout comme la directive à laquelle il succède, le règlement contient une disposition permettant aux États membres d’aménager le privilège des médias (cf. art. 85 du RGPD).

II. 

13

Ont transmis un avis portant sur le recours constitutionnel la partie défenderesse dans le litige initial, le délégué à la protection des données personnelles de Hambourg, le délégué à la protection des données personnelles de la Hesse, l’Association des journalistes allemands, l’association BITKOM, l’Association allemande pour le droit et l’informatique, la société Google Germany, l’Association allemande de l’industrie Internet, ainsi que l’Association des médias allemands.

14-35

[…]

B. 

36

Le recours constitutionnel est recevable.

37-39

 […]

C. 

40

Le recours constitutionnel est fondé. La décision contestée de la Cour fédérale de justice porte atteinte au droit général de la personnalité du requérant protégé par la Loi fondamentale (art. 2, al. 1, combiné à l’art. 1, al. 1, LF).

I.

41

Les normes de référence du contrôle opéré dans le cadre de l’examen du recours constitutionnel sont les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale et ce, indépendamment de la question de savoir si la Cour fédérale de justice devait, dans la décision contestée, tenir compte de dispositions de droit ordinaire qui mettent en œuvre le droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de la Charte des droits fondamentaux.

42

1. La Cour constitutionnelle fédérale examine les normes de droit interne et leur application à l’aune des droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale en principe également dans les cas où ces normes entrent dans le champ d’application du droit de l’Union, mais qu’elles ne sont pas entièrement déterminées par ce dernier. Cette conclusion découle déjà de l’article 1, alinéa 3, de l’article 20, alinéa 3, et de l’article 93, alinéa 1, no 4a, LF. La responsabilité politique pour les décisions prises a pour corollaire le fait d’être lié par les droits fondamentaux, celui-ci reflétant alors la responsabilité respective des pouvoirs législatif et exécutif. Le respect des droits fondamentaux dans le cadre de l’exercice de cette responsabilité doit être assuré par les juridictions allemandes et en particulier par la Cour constitutionnelle fédérale.

43

2. Cela n’exclut pas que le champ d’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union puisse s’y ajouter dans un cas particulier. Un tel cas de figure n’est toutefois envisageable que dans le cadre régi par les traités européens, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit d’une question dans le cadre de laquelle les États membres, selon les termes de l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de la Charte, « mettent en œuvre le droit de l’Union ». Cette disposition limite délibérément le champ d’application de la Charte en droit interne, et laisse la protection des droits fondamentaux – sur le fondement commun que constitue la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales – aux États membres et aux garanties prévues en la matière par leur droit interne. La Charte ne prévoit donc pas de protection exhaustive des droits fondamentaux pour l’ensemble de l’Union européenne, mais, par la limitation de son champ d’application, reconnaît la diversité de type fédératif au sein de l’Union en matière de garanties des droits fondamentaux (cf. art. 4, para. 2, 1re phrase, TUE ; cf. également art. 23, al. 1, 1rephrase, LF). Dès lors, des limites sont imposées à l’application simultanée des droits fondamentaux de l’Union et des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. Ces limites ne sauraient être contournées par une interprétation trop généreuse de l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de la Charte (cf. Recueil des décisions de la Cour constitutionnelle fédérale BVerfGE 133, 277 <316, point 91>).

44

Inversement, le fait que le champ d’application de la Charte soit limité n’empêche pas pour autant que des dispositions de droit interne puissent être considérées comme mettant en œuvre le droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de la Charte, lorsque les États membres disposent d’une marge d’action pour l’aménagement de cette mise en œuvre, mais que le droit de l’Union pose pour cet aménagement en même temps un cadre substantiel dont il apparaît clairement qu’il doit être concrétisé en tenant compte du droit de l’Union. Dans un tel cas, les droits fondamentaux de l’Union s’ajoutent aux garanties apportées par les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. Une telle situation ne remet pas en cause la force obligatoire de la Loi fondamentale.

45

3. Y compris dans les cas et dans la mesure où des droits fondamentaux de l’Union s’ajoutent de cette manière selon l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de la Charte aux droits fondamentaux de la Loi fondamentale, la Cour constitutionnelle fédérale opère son contrôle principalement à l’aune de la Loi fondamentale (cf. toutefois infra, aux points 63 sqq.).

46

Une telle approche correspond à la fonction générale de la Cour constitutionnelle fédérale et à son implication en vertu de la Constitution dans le processus d’intégration européenne (a). En ce qui concerne les exigences du droit de l’Union, elle peut se fonder sur le fait que dans le cadre de dispositions laissant une marge d’action aux États membres une place est régulièrement laissée à la diversité en matière de protection des droits fondamentaux et qu’il peut être présumé que le niveau de protection assuré par les droits fondamentaux allemands englobe celui assuré par la Charte (b). L’application primaire des droits fondamentaux allemands n’exclut pas que ces droits soient interprétés également à la lumière de la Charte (c).

47

a) L’examen d’actes de la puissance publique allemande à l’aune de la Loi fondamentale correspond à la fonction générale de la Cour constitutionnelle fédérale dont la mission est justement d’assurer le respect de la Loi fondamentale. Cette compétence résulte toutefois en particulier également des dispositions de l’article 23, alinéa 1, LF, combinées à celles des traités sur lesquels reposent l’Union européenne. L’article 23, alinéa 1, LF impose à la République fédérale d’Allemagne de concourir au développement de l’Union européenne qui est attachée aux principes fédératifs et au principe de subsidiarité, ce que reflètent les traités relatifs à l’Union européenne et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.

48

Tant le préambule du Traité sur l’Union européenne que celui de la Charte des droits fondamentaux reconnaissent la diversité des cultures et des traditions (cf. préambule, para. 3, de la Charte ; préambule, para. 6, TUE), et de la même manière, le respect de la diversité en matière de protection des droits fondamentaux est explicitement prévu par l’article 51, paragraphes 1 et 2, par l’article 52, paragraphes 4 et 6, ainsi que par l’article 53 de la Charte. Ces aspects sont concrétisés par l’article 5, paragraphe 3, TUE qui consacre le principe de subsidiarité comme l’un des principes fondamentaux de l’Union européenne, principe repris explicitement par l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de la Charte. Cette diversité de la protection des droits fondamentaux garantie par les traités bénéficie de l’appui et de la protection de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Lorsque cette dernière reconnaît que les normes nationales en matière de protection des droits fondamentaux demeurent applicables lorsque la primauté, l’unité et l’efficacité du droit de l’Union ne s’en trouvent pas affectées, elle laisse aux États membres la possibilité de faire jouer leurs propres normes de protection des droits fondamentaux dans les cas où le droit ordinaire de l’Union leur ouvre une marge d’action et prévoit donc lui-même une certaine diversité en la matière. Toutefois, même dans de tels cas, il est nécessaire de veiller à ce que le niveau de protection prévu par la Charte telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice ne se trouve pas affecté (cf. CJUE, arrêt du 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C-617/10, EU:C:2013:105, point 29 ; cf. également CJUE, arrêt du 26 février 2013, Melloni, C-399/11, EU:C:2013:107, point 60; arrêt du 29 juillet 2019, Pelham e.a., C-476/17, EU:C:2019:624, point 80 sq.). Cet aspect doit être pris en compte dans le cadre du contrôle de constitutionnalité opéré à l’aune des droits fondamentaux (cf. infra, aux points 63 sqq.).

49

b) L’application primaire des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale dans le domaine de la mise en œuvre du droit de l’Union (cf. art. 51, para. 1, 1re phrase, de la Charte) repose sur le fait que le droit de l’Union, lorsqu’il laisse aux États membres une marge d’action, ne vise régulièrement pas à imposer une protection uniforme des droits fondamentaux (aa), ainsi que sur la présomption selon laquelle le niveau de protection assuré par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est également assuré par l’application des droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale (bb).

50

aa) Lorsque le législateur de l’Union laisse aux États membres une marge d’action dans le cadre de la mise en œuvre du droit de l’Union, il est raisonnable de considérer que la même chose vaut également en matière de protection des droits fondamentaux. Il est alors possible de supposer que le niveau de protection des droits fondamentaux exigé par le droit de l’Union laisse une place à la diversité des régimes de protection des droits fondamentaux au sein d’un cadre tracé par le droit de l’Union.

51

1) Dans la mesure où il s’agit de domaines où le droit de l’Union accorde une marge de manœuvre aux États membres lorsqu’il le transpose et que, dès lors, ce droit peut se trouver aménagé de différentes manières, le niveau de protection à respecter et exigé par la Charte ne vise, selon la jurisprudence de la Cour de justice (cf. CJUE, arrêt du 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C-617/10, EU:C:2013:105, point 29 ; arrêt du 29 juillet 2019, Pelham e.a., C-476/17, EU:C:2019:624, point 80 sq.) régulièrement pas à imposer une protection uniforme des droits fondamentaux. Au contraire, l’étendue dans laquelle les États membres disposent d’une latitude pour parvenir à des appréciations divergentes est déterminée essentiellement par le droit de l’Union régissant le domaine du droit ordinaire concerné. Ainsi, en ce qui concerne le privilège des médias, la Cour de justice considère-t-elle certes que les États membres sont tenus d’aménager ce privilège d’une manière que les restrictions apportées au droit au respect de la vie privée se bornent à poursuivre des objectifs liés à la liberté d’expression, mais en même temps, elle considère que la question de la conciliation concrète de ces droits fondamentaux relève de la compétence des États membres (cf. CJUE, arrêt du 16 décembre 2008, Satakunnan Markkinapörssi et Satamedia, C-73/07, EU:C:2008:727, point 52 sqq. ; voir également arrêt du 14 février 2019, Buivids, C-345/17, EU:C:2019:122, point 48 sqq.). Ce faisant, la Cour de justice déduit de la Charte un niveau de protection applicable au domaine du droit ordinaire concerné – domaine ouvert à l’aménagement par les États membres – qui, contrairement aux domaines du droit entièrement harmonisés, ne fait que tracer un cadre assez large. Il est raisonnable de supposer qu’une conciliation des intérêts opposés qui se limite à concilier les droits fondamentaux de la protection de la vie privée d’une part et de la liberté d’expression d’autre part respectera régulièrement ce cadre.

52

En conséquence, la Cour de justice de l’Union européenne exige que les directives soient interprétées à la lumière des droits fondamentaux applicables en la matière consacrés par la Charte tout en reconnaissant que si les directives ont un caractère ouvert, elles laissent aux États membres de larges marges d’action pour leur mise en œuvre, pour autant que ces directives et les intérêts qu’elles protègent en matière de droits fondamentaux ne soient pas vidés de leur sens (cf. CJUE, arrêt du 21 juillet 2011, Fuchs e.a., C-159/10 e.a., EU:C:2011:508, point 61 sq. – faisant référence à l’Article 15 de la Charte – ; arrêt du 15 janvier 2014, Association de médiation sociale, C-176/12, EU:C:2014:2, point 26 sq. ; pour de larges marges, cf. également CJUE, arrêt du 14 février 2008, Dynamic Medien, C-244/06, EU:C:2008:85, point 41 sqq. ; arrêt du 19 juin 2014, Specht e.a., C-501/12 e.a., EU:C:2014:2005, point 46 sqq. arrêt du 11 novembre 2014, Schmitzer, C-530/13, EU:C:2014:2359, point 38 ; arrêt du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, C-157/15, EU:C:2017:203, point 34 sqq.). À cet égard, les normes en matière de protection des droits fondamentaux, dans les cas où la Cour de justice admet une large marge d’action des États membres pour la mise en œuvre d’un certain domaine du droit ordinaire, sont maniées avec souplesse par la Cour de justice, en particulier le principe de proportionnalité, et la Cour de justice exige avant tout que les mesures prises ne soient pas « déraisonnables » (cf. CJUE, arrêt du 16 octobre 2007, Palacios de la Villa, C-411/05, EU:C:2007:604, point 68 sqq. ; arrêt du 12 octobre 2010, Rosenbladt, C-45/09, EU:C:2010:601, points 41, 51 et 69).

53

Le degré d’harmonisation du droit concerné est déterminé par le droit spécifique de l’Union dans le domaine en question. Il se peut que ce dernier prévoie pour les marges d’action laissées aux États membres des conditions imposées par les droits fondamentaux (cf. CJUE, arrêt du 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C-617/10, EU:C:2013:105, point 29; arrêt du 29 juillet 2019, Pelham e.a., C-476/17, EU:C:2019:624, Rn. 80 f.) ; toutefois, selon le principe de subsidiarité (cf. supra, point 48), de telles conditions admettront régulièrement qu’il y ait une diversité parmi les régimes de protection des droits fondamentaux. Dès lors, la relation entre les domaines du droit ordinaire et les droits fondamentaux est moins rigide dans le droit de l’Union qu’elle ne l’est selon le droit constitutionnel allemand. Cette situation résulte du fait que la Charte a un champ d’application dynamique, lequel dépend, selon l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de la Charte qui le lie à la mise « en œuvre [du] droit de l’Union », du degré d’uniformisation du droit spécifique concerné, et elle trouve également son reflet dans la manière dont la Cour de justice de l’Union européenne est aménagée en tant qu’institution qui contrôle tant le droit ordinaire que le respect des droits fondamentaux. Pour l’application des droits fondamentaux nationaux, le législateur de l’Union a de ce fait posé un cadre équilibré de type fédéral. Ce cadre trouve alors son fondement dans des décisions assumées politiquement et devant répondre au principe de subsidiarité.

54

2) Dans ce système des droits fondamentaux de l’Union dynamique et accessoire au droit ordinaire tel qu’établi par l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de la Charte et concrétisé par la jurisprudence de la Cour de justice se manifeste la diversité dans la protection des droits fondamentaux en Europe comme principe structurel de l’Union (cf. préambule, para. 3, de la Charte ; préambule, para. 6, TUE ; cf. également les références citées supra, point 48). En même temps, ce système porte en lui la reconnaissance du principe de subsidiarité (art. 5, para. 3, TUE). Dans cet esprit, la Cour de justice a, déjà en ce qui concernait les principes généraux du droit équivalents à des droits fondamentaux et régissant la protection des droits fondamentaux, respecté une certaine liberté des États membres leur permettant d’apprécier les différentes circonstances concrètes (cf. CJUE, arrêt du 14 octobre 2004, Omega Spielhallen, C-36/02, EU:C:2004:614, point 31 sqq.) et elle a admis – tout en se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière – une marge d’appréciation des États membres pour la question de déterminer si une ingérence dans des droits fondamentaux est proportionnée au but poursuivi (en ce sens, cf. CJUE, arrêt du 6 mars 2001, Connolly, C-274/99, EU:C:2001:127, point 48 sqq.). En outre, il apparaît évident que dans les cas où le droit ordinaire de l’Union laisse lui-même une place à la diversité, l’article 53 de la Charte doit d’une part être interprété dans le sens qu’il permet que des conflits d’appréciation dans le domaine des droits fondamentaux puissent en principe être résolus sur le fondement des droits fondamentaux consacrés par le droit de l’État membre concerné et d’autre part considéré comme ouvrant à la diversité le niveau de protection consacré par la Charte – à la différence des domaines où la réglementation a été entièrement harmonisée (cf. CJUE, arrêt du 26 février 2013, Melloni, C-399/11, EU:C:2013:107, point 57 sqq.). […]

55

bb) Lorsque, en vertu de ce qui précède, il est raisonnable d’estimer que dans la mesure où le droit ordinaire accorde une marge aux États membres, ce droit est également ouvert à la diversité en ce qui concerne les régimes de protection des droits fondamentaux, la Cour constitutionnelle fédérale peut alors se fonder sur la présomption selon laquelle un contrôle de constitutionnalité à l’aune des droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale englobe en règle générale le niveau de protection exigé par la Charte telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice.

56

1) Cette présomption repose sur l’idée qu’il existe un lien général entre la Loi fondamentale et la Charte qui sont toutes les deux la manifestation d’une tradition européenne commune en matière des droits fondamentaux. À l’instar des principes généraux du droit équivalents à des droits fondamentaux dégagés dans un premier temps par le droit prétorien développé par la Cour de justice (à titre d’exemple, cf. CJUE, arrêt du 12 juin 2003, Schmidberger, C-112/00, EU:C:2003:333, point 71), la Charte repose elle aussi sur les différentes traditions constitutionnelles des États membres (cf. préambule, para. 5, 1re phrase, art. 5, para. 4, de la Charte). La Charte procède à une intégration et à un développement de ces traditions, et elle en fait un critère à respecter par le droit de l’Union.

57

À cet égard, il importe de souligner que les différents ordres juridiques nationaux reposent eux aussi sur un fondement commun, à savoir la Convention européenne des droits de l’homme, qui sert de fondement aussi aux traités fondateurs de l’Union ainsi qu’à la Charte des droits fondamentaux. Tant l’article 6, paragraphe 3, TUE que le préambule de la Charte y font explicitement référence. Sur le fond, les articles 52, paragraphe 3, et 53 de la Charte intègrent dans une large mesure les garanties de la Convention dans les dispositions de la Charte. Pour les États membres, la Convention constitue un fondement commun général pour la protection des droits fondamentaux. Elle est un traité de droit international public liant ses parties contractantes qui non seulement a été transposé dans le droit interne de tous les États membres de l’Union, mais auquel le Conseil de l’Europe et notamment la Cour européenne des droits de l’homme attribuent un effet particulier. L’Union européenne elle-même n’a certes pas encore adhéré à la Convention comme le prévoit pourtant l’article 6, paragraphe 2, TUE, mais cette dernière constitue une ligne directrice déterminante pour l’interprétation de la Charte des droits fondamentaux, et la Cour de justice, en conformité avec l’article 52, paragraphe 3, 1re phrase, de la Charte et tout en se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, en a fait un instrument servant à l’interprétation de la Charte des droits fondamentaux (cf. CJUE, arrêt du 8 avril 2014, Digital Rights Ireland et Seitlinger e.a., C-293/12 et C-594/12, EU:C:2014:238, point 54 sq. ; arrêt du 3 septembre 2015, Inuit Tapiriit Kanatami e.a., C-398/13 P, EU:C:2015:535, point 46 ; arrêt du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, C-157/15, EU:C:2017:203, point 27; arrêt du 15 mars 2017, Al Chodor e.a., C-528/15, EU:C:2017:213, point 37 sq.).

58

Tout comme l’interprétation la Charte trouve un fondement déterminant dans la Convention européenne des droits de l’homme, les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale sont eux aussi interprétés à la lumière de la Convention. Selon la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale, il découle des articles 1, alinéa 2, et 59, alinéa 2, LF une obligation de faire appel à la Convention et à l’interprétation qu’en donne la Cour européenne des droits de l’homme lors de l’application des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. Cette obligation ne confère certes pas une valeur constitutionnelle immédiate à la Convention, pas plus qu’elle n’impose que les affirmations contenues dans la Loi fondamentale soient automatiquement alignées sur celles de la Convention, mais elle exige uniquement que les jugements de valeur contenus dans la Convention soient pour ainsi dire absorbés dans la mesure où une telle démarche est méthodologiquement soutenable et compatible avec les exigences formulées par la Loi fondamentale (cf. BVerfGE 111, 307 <315 sqq.> ; 128, 326 <366 sqq.> ; 131, 268 <295 sq.> ; 148, 296 <355, point 133>). Toutefois, cette obligation montre clairement que les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale tout comme ceux garantis par la Charte sont vus et appliqués à la lumière de la Convention européenne des droits de l’homme et reprennent en principe en eux les garanties de cette dernière.

59

2) Eu égard à ce fondement commun reposant sur la Convention européenne des droits de l’homme, il est possible de supposer que dans des domaines du droit dans lesquels le droit de l’Union lui-même ne recherche pas d’uniformisation, le niveau de protection assuré par les droits fondamentaux de la Loi fondamentale englobe celui de la Charte. Ces entrelacements entre la Charte, la Convention et les constitutions nationales comme fondement pour une protection des droits fondamentaux qui est ouverte à la diversité et possède en même temps un soubassement commun se manifestent particulièrement dans les dispositions de l’article 52, paragraphes 3 et 4, de la Charte, selon lesquelles le sens et la portée des droits garantis par la Charte « sont les mêmes que ceux que leur confère » la Convention et que les droits de la Charte doivent être interprétés en harmonie avec les traditions constitutionnelles des États membres dont ils résultent. Le fait que certaines dispositions de la Charte contiennent des droits qui n’ont pas d’équivalent dans la Convention et que l’article 52, paragraphe 3, 2nde phrase, de la Charte prévoit que la Charte puisse accorder une protection plus étendue que la Convention ne fait pas obstacle à cette constatation. Dans la mesure où de telles garanties supplémentaires sont déterminantes dans le cadre du niveau de protection à assurer également dans les domaines du droit non entièrement harmonisés par le droit de l’Union et qu’en même temps, les dispositions de la Loi fondamentale ne contiennent pas de garanties qui leur correspondent, ce fait peut et doit être pris en compte, ce qui peut conduire à une application directe de la Charte dans un cas particulier (cf. infra, au point 69).

60

c) L’application primaire des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale ne signifie pas pour autant que, dans la mesure où elle s’applique, la Charte des droits fondamentaux se trouverait écartée. Le fait que tant la Loi fondamentale que la Charte font partie du fonds commun des traditions européennes en matière de droits fondamentaux exige plutôt que les droits consacrés par la Loi fondamentale soient eux aussi interprétés à la lumière de la Charte.

61

De la même manière que la Charte est née des différentes traditions des États membres en matière de protection des droits fondamentaux – parmi lesquelles la tradition allemande – et qu’elle doit être interprétée en harmonie avec ces traditions (cf. art. 52, para. 4, de la Charte), la signification des garanties consacrées par la Loi fondamentale doit être recherchée tout en tenant compte de la Charte en tant qu’aide à l’interprétation. Selon les principes de l’ouverture de la Loi fondamentale au droit international public et au droit européen tels qu’ils découlent des articles 1, alinéa 2, 23, alinéa 1, 24, 25, 26 et 59, alinéa 2, de la Loi fondamentale, cette dernière incorpore l’interprétation des droits fondamentaux et le développement de leur protection dans l’évolution de la protection internationale de ces droits et en particulier dans la tradition européenne en la matière (cf. Recueil BVerfGE 111, 307 <317 sqq.> ; 112, 1 <26> ; 128, 326 <366 sqq.> ; 148, 296 <350 sqq., point 126 sqq.>).

62

Une telle approche ne remet en cause ni l’autonomie des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, ni une interprétation de ces droits qui résulte des expériences historiques faites par l’Allemagne et qui tient compte des structures ordinaire de l’ordre juridique et de la réalité sociale de la République fédérale. Procéder à une interprétation de ces droits ouverte au droit international public et au droit européen qui tient compte et s’inspire également d’autres catalogues supranationaux de droits fondamentaux ne signifie nullement qu’il faille, en se fondant sur le libellé ouvert des droits fondamentaux, reprendre telle quelle toute interprétation donnée par les instances de décision et par les juridictions internationales et européennes (cf. Recueil BVerfGE 128, 326 <368 sqq.> ; 142, 313 <345 sqq., point 87 sqq.> ; 149, 293 < 330 sq., point 91>). La question de savoir quel poids revient aux autres sources des droits fondamentaux lorsqu’il s’agit d’interpréter les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale ne peut trouver de réponse que cas par cas, et cette réponse dépend notamment de la place dans la hiérarchie, du contenu et de la relation entre les normes juridiques qui influent les unes sur les autres. Sans préjudice du lien matériel étroit, des aspects et relations différents peuvent, dans un cas particulier, être déterminants selon qu’il s’agit d’interpréter les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale à la lumière de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou à la lumière de la Convention européenne des droits de l’homme, car il existe une différence considérable en ce qui concerne la place de la Convention d’une part et de la Charte d’autre part dans l’architecture européenne de protection des droits fondamentaux. Selon l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de la Charte, cette dernière a un champ d’application limité qui, en dehors du champ qu’il couvre, laisse de la place aux différentes traditions des États membres en matière des droits fondamentaux. Une interprétation des droits fondamentaux autonome et divergente dans certaines appréciations individuelles peut être significative également eu égard aux conséquences juridiques pour des domaines non chapeautés par le droit de l’Union. Cette constatation vaut tout au moins dans la mesure où la Charte ne se borne pas à assurer l’application des garanties de la Convention européenne des droits de l’homme, qui, de toute manière, s’imposent déjà aux États membres, mais qu’elle prévoit des manifestations concrètes des droits fondamentaux particulières s’imposant au droit de l’Union. Par contre, la Convention européenne des droits de l’homme a en principe un champ d’application comparable à celui des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. Son objectif est de garantir partout en Europe le respect d’un fondement d’État de droit que – sans préjudice de l’importante latitude dont ils disposent pour aménager la protection des droits fondamentaux – les États membres ne sauraient ignorer au final, y compris dans leur droit interne.

63

4. Le recours aux droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale en tant que normes de référence pour un contrôle de constitutionnalité de dispositions de droit interne qui mettent en œuvre une réglementation du droit de l’Union laissant une marge d’action aux États membres n’est pas sans exceptions (a). Un examen opéré à l’aune des seuls droits fondamentaux allemands n’est pas suffisant lorsque des indices concrets et suffisants indiquent qu’un tel examen ne permettrait exceptionnellement pas de garantir le niveau de protection des droits fondamentaux exigé par le droit de l’Union (b). Dans de tels cas, il convient alors d’examiner directement à l’aune des droits fondamentaux de la Charte des dispositions de droit interne mettant en œuvre le droit de l’Union (c).

64

a) La supposition selon laquelle le droit ordinaire admettant une marge d’action des États membres laisse de la place à la diversité des régimes de protection des droits fondamentaux n’est pas absolue (aa). Même dans de tels cas, la présomption d’une protection suffisante des droits fondamentaux par la Loi fondamentale parallèlement à celle instaurée par la Charte demeure réfragable dans un cas individuel (bb).

65

aa) Il est certes possible de présumer, en conformité avec l’esprit de diversité contenu dans la Charte, que, en règle générale, dans des cas où les États membres disposent de marges dans les domaines du droit ordinaire, des appréciations divergentes pourront trouver à s’appliquer selon le cas concret ; toutefois, le droit ordinaire concerné peut, pour ces marges de mise en œuvre, exceptionnellement prévoir également des exigences plus strictes relatives aux droits fondamentaux et ainsi, lors de la mise en œuvre du droit de l’Union (cf. supra, au point 59), restreindre la portée des droits fondamentaux de la Loi fondamentale en tant que « standards nationaux de protection des droits fondamentaux » au sens de la jurisprudence de la Cour de justice (cf. arrêt du 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C-617/10, EU:C:2013:105, point 29). Dans un tel cas de figure, il convient alors d’examiner de manière approfondie la question de savoir dans quelle mesure les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale – lesquels demeurent applicables dans la cadre de la marge laissée pour la mise en œuvre du droit de l’Union – satisfont aux exigences formulées par le droit de l’Union (cf. CJUE, arrêt du 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C-617/10, EU:C:2013:105, point 29 ; arrêt du 26 février 2013, Melloni, C-399/11, EU:C:2013:107, point 60 ; arrêt du 29 juillet 2019, Pelham e.a., C-476/17, EU:C:2019:624, point 80 sq.). Un tel cas est cependant susceptible de se produire uniquement lorsque le droit ordinaire de l’Union en question contient des indices concrets et suffisants pointant dans ce sens (cf. infra, au point b).

66

bb) Dans la mesure où la marge accordée dans le cadre de la mise en œuvre du droit de l’Union laisse de la place à la diversité des régimes de protection des droits fondamentaux, la présomption s’applique selon laquelle la protection offerte par les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale est suffisante (cf. supra, aux points 55 sqq.). Cette présomption est toutefois réfragable, étant donné qu’il n’est pas possible de supposer pour tous les cas de figure que la protection offerte par les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale englobe celle des droits fondamentaux de la Charte. Sans préjudice de l’harmonie sur le plan matériel des droits fondamentaux qui repose sur la Convention européenne des droits de l’homme, les traditions constitutionnelles des États membres dans le domaine des droits fondamentaux présentent des différences en ce qui concerne la résolution et la formalisation juridique des conflits entre droits fondamentaux, des différences qui sont marquées par l’histoire et la réalité sociale de chaque État membre et pour lesquelles la Charte cherche à trouver un équilibre, mais qu’elle ne peut ni ne veut uniformiser. Pour cette raison, le champ d’application de la Charte est limité, mais pour la même raison, il n’est pas possible d’affirmer a priori et avec certitude que sur le plan de son contenu elle corresponde à tous égards aux garanties consacrées par les constitutions nationales, parmi lesquelles figure la Loi fondamentale. Au contraire, tant les droits fondamentaux de la Charte que ceux de la Loi fondamentale doivent – sans préjudice de leurs influences réciproques – être respectivement interprétés de manière autonome. Par conséquent, il n’est pas possible de considérer pour tous les cas de figure que les droits de la Charte – que ce soit dans le cas général où une place est laissée à la diversité ou dans le cas d’exception où le droit de l’Union impose des exigences plus étroites – sont englobés par la Constitution allemande. Il existe certes une présomption en ce sens, mais elle demeure réfragable.

67

b) Seulement dans les cas où existent des indices concrets et suffisants indiquant que le niveau de protection des droits fondamentaux exigé par le droit de l’Union ne serait pas garanti, un contrôle de constitutionnalité opéré à l’aune des seuls droits fondamentaux allemands n’est pas suffisant a priori. Un examen plus approfondi peut s’imposer lorsqu’existent de tels indices concrets et suffisants permettant d’affirmer soit que le droit ordinaire de l’Union prévoit, malgré le fait qu’il laisse une marge d’action aux États membres, pour sa mise en œuvre exceptionnellement des exigences plus strictes en ce qui concerne les droits fondamentaux, soit que, malgré l’admission d’une certaine diversité en matière des droits fondamentaux, pourrait se trouver réfutée la présomption selon laquelle le niveau de protection exigé par la Charte est englobé dans celui assuré par les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale.

68

aa) Un examen plus approfondi est à envisager lorsqu’existent des indices concrets et suffisants qui indiquent que le droit ordinaire de l’Union applicable – tout en laissant une marge d’action aux États membres – n’est exceptionnellement pas tourné vers la diversité dans le domaine des droits fondamentaux, mais contient au contraire des exigences plus strictes en la matière (cf. supra, au point 65). Les indices allant dans le sens d’une exception à la règle de la diversité des régimes des droits fondamentaux dans un domaine du droit ordinaire laissant une marge d’action aux États membres doivent être déduits des termes et de l’environnement normatif du droit ordinaire lui-même. À cet égard, de telles exceptions ne peuvent toutefois pas découler du simple fait que le droit spécifique de l’Union concerné fait mention de l’obligation de respecter sans réserve la Charte ou certaines des dispositions de cette dernière, ce qui est pourtant une démarche actuellement régulièrement employée, par exemple dans les considérants de directives européennes (cf. Communication de la Commission européenne du 19 octobre 2010, Stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne, COM [2010] 573 final). Pour les domaines du droit dans lesquels une marge d’action est laissée aux États membres, la Charte, respectant ainsi le principe de subsidiarité, n’exclut pas d’office que les normes nationales en matière de protection des droits fondamentaux puissent s’appliquer, mais admet au contraire la diversité ; par conséquent, des indices précis sont requis lorsqu’il s’agit d’affirmer que les dispositions du droit de l’Union contiennent exceptionnellement des exigences spécifiques dans le domaine des droits fondamentaux et restreignant la marge d’action des États membres.

69

bb) Seulement dans le cas où il existe des indices concrets et suffisants, il est également possible d’examiner la question d’une réfutation éventuelle de la présomption selon laquelle dans les cas où le droit de l’Union admet la diversité des régimes des droits fondamentaux et laisse une marge d’action aux États membres, l’application des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale couvre le niveau de protection des droits fondamentaux exigé par la Charte (cf. supra, au point 66). De tels indices peuvent par exemple découler de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Lorsqu’il apparaît concrètement que cette dernière fonde sa décision sur des normes de protection des droits fondamentaux qui ne sont pas englobées par les droits fondamentaux allemands, ce fait doit être pris en compte lors du contrôle de constitutionnalité. La présomption que ces derniers assurent également la protection des droits de la Charte ne s’applique pas dans les cas et dans la mesure où le niveau de protection exigé dans un cas concret découle de droits consacrés par la Charte qui ne trouvent pas d’équivalent dans les dispositions de la Loi fondamentale et l’interprétation de cette dernière par la jurisprudence.

70

cc) Dans les deux cas visés ci-dessus (points aa et bb), il convient alors de procéder à un examen plus détaillé de la question de savoir si un contrôle opéré à l’aune des seuls droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale permet d’assurer le niveau de protection des droits fondamentaux exigé par l’échelon européen. Une telle démarche exige en particulier une réflexion approfondie sur les décisions de la Cour de justice, dans la mesure où ces dernières sont susceptibles d’ébranler la présomption selon laquelle l’application des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale permet en même temps une protection suffisante des droits fondamentaux de l’Union. Il en va de même en ce qui concerne les indices qui peuvent résulter de positions constantes défendues par la doctrine ou encore de décisions que d’autres juridictions ont rendues en ce qui concerne la Charte des droits fondamentaux.

71

dd) Au final, un contrôle opéré à l’aune des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale n’exige donc nullement qu’il faille dans un premier temps déterminer si le fait que le droit ordinaire concerné prévoit une marge d’action inclut également qu’une place est laissée à la diversité dans le domaine des droits fondamentaux et quelles exigences en matière de protection de ces droits découlent de la Charte. Dans la mesure où il s’agit de vérifier le respect des droits fondamentaux dans des domaines du droit dont l’aménagement concret appartient aux États membres en vertu du droit de l’Union, le contrôle peut en principe être opéré directement à l’aune des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale – comme toujours interprétés à la lumière de la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que de la Charte. Étant donné que s’applique alors le principe de la diversité, le fait que les questions relatives aux droits fondamentaux n’aient pas encore été tranchées en Allemagne ou, dans des contextes différents, à l’échelon de l’Union, qu’elles soient controversées ou que des réponses divergentes leur soient apportées selon les États membres ne fait pas en lui-même obstacle à l’application des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. Ce qui est déterminant est de savoir s’il existe des indices concrets et suffisants permettant de conclure que le niveau de protection exigé par la Charte dans le domaine concret en question pourrait être compromis en cas d’application des seuls droits fondamentaux allemands. En l’absence de tels indices, la question en amont, à savoir si et dans quelle mesure la Charte est avant toute chose applicable en vertu de son article 51, paragraphe 1, 1re phrase, peut demeurer ouverte.

72

c) Si, d’après ce qui précède, il en découle qu’exceptionnellement, les droits fondamentaux allemands ne garantissent pas le niveau de protection exigé par la Charte, les droits concernés consacrés par la Charte doivent être pris en compte lors du contrôle opéré. Dans la mesure où surgissent dans un tel cas des questions d’interprétation de la Charte auxquelles une réponse n’a pas encore été apportée, la Cour constitutionnelle fédérale soumet alors ces questions à la Cour de justice de l’Union européenne sur le fondement de l’article 267, paragraphe 3, TFUE. Si en revanche l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence au sens de la jurisprudence de la Cour de justice que ladite application ne laisse place à aucun doute raisonnable ou que la question déterminante a déjà été tranchée par la jurisprudence de la Cour (cf. CJUE, arrêt du 6 octobre 1982, Cilfit, C-283/81, EU:C:1982:335, point 14 ; Recueil BVerfGE 140, 317 <376, point 125>; 142, 74 <115, point 123>) et qu’il ne s’agit alors plus que d’appliquer ces réponses au cas concret, la Cour constitutionnelle fédérale est tenue d’inclure les droits fondamentaux du droit de l’Union parmi les normes de référence du contrôle qu’elle opère et, en principe, d’assurer qu’ils s’imposent (à ce sujet – ainsi que pour les réserves formulées même pour de tels cas – cf. Cour constitutionnelle fédérale, arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 276/17 -, points 42 sqq. et 50 sqq.).

73

5. L’application primaire par la Cour constitutionnelle fédérale des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale à côté de ceux garantis par la Charte ne remet pas en cause le caractère directement applicable de la Charte – dans les limites tracées par son champ d’application (art. 51, para. 1, 1re phrase, de la Charte). Dès lors, les juridictions ordinaires allemandes demeurent libres d’adresser à la Cour de justice de l’Union européenne sur le fondement de l’article 267, paragraphe 2, TFUE les questions d’interprétation qu’elles sont susceptibles de rencontrer (cf. Cour constitutionnelle fédérale, arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 276/17 -, point 76). Ce qui précède n’affecte pas le fait que, dans la mesure où le droit de l’Union laisse une marge d’action aux États membres, les juridictions ordinaires sont, en vertu des articles 1, alinéa 3, et 20, alinéa 3, LF, toujours tenues d’appliquer les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. En ce qui concerne les rapports sur le plan du droit matériel entre les droits fondamentaux allemands et les droits fondamentaux à l’échelon de l’Union, les principes dégagés ci-dessus s’appliquent cf. supra, aux points 49 sqq., 60 sqq. et 63 sqq.).

74

6. En appliquant lesdits principes, il n’y a aucun doute que le litige dans la présente affaire doit être tranché à l’aune des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. Ce litige est tranché sur le fondement des dispositions des §§ 823 et 1004 du Code civil allemand appliquées par analogie. Ce faisant, il entre certes aussi dans le champ d’application au sens large du droit de l’Union, concrètement de l’ancienne directive 95/46/CE sur la protection des données et de l’actuel règlement général sur la protection des données. Toutefois, l’application de ces dispositions dans le cas présent concerne un domaine dans lequel le droit de l’Union admet une marge d’action des États membres et ce, tant selon les dispositions de l’ancien que de l’actuel régime juridique (cf. art. 9 de la directive 95/46/CE, art. 85 du RGPD – portant sur ce qui est appelé le « privilège des médias » ; à ce sujet cf. supra, au point 11 sq.). En définitive, il ne découle pas du fait que l’article 9 de la directive 95/46/CE contient une référence à certains droits fondamentaux des exigences en matière des droits fondamentaux qui viendraient restreindre de manière spécifique la marge d’action laissée aux États membres (au sujet de la présomption selon laquelle la protection offerte par les droits fondamentaux nationaux englobe le niveau de protection exigé par la Charte, cf. supra, aux points 55 sqq.). Indépendamment de la question de savoir si le régime prévu par le droit interne en ce qui concerne le privilège des médias et l’application de ce régime juridique doivent être en même temps considérés comme mettant en œuvre le droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de la Charte et, dès lors, de savoir si les droits fondamentaux protégés par la Charte trouvent à s’appliquer à titre complémentaire, la Cour constitutionnelle fédérale – comme elle l’a toujours fait dans de pareils cas – examine dans la présente affaire le litige en premier lieu à l’aune des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale.

II. 

75

L’objet du recours constitutionnel est d’obtenir une protection des droits fondamentaux dans le cadre d’un litige entre personnes privées. Dans un tel cas, les droits fondamentaux s’appliquent en vertu de leur effet indirect et horizontal (mittelbare Drittwirkung) (1.). Les droits fondamentaux concernés sont, en ce qui concerne le requérant, le droit général de la personnalité (art. 2, al. 1, combiné à l’art. 1, al. 1 LF) dans sa dimension qui protège l’individu contre des propos affectant l’honneur personnel (2.) et, du côté de la partie défenderesse, la liberté d’expression et la liberté de la presse (art. 5, al. 1, 1re et 2e phrases LF) (3.).

76

1. Le recours du requérant est dirigé contre la décision d’une juridiction civile rendue à l’occasion d’un litige qui oppose le requérant à la partie défenderesse, une entreprise de presse. Dans de tels litiges entre personnes privées, les droits fondamentaux déploient leurs effets de manière indirecte et horizontale. Les personnes privées ne sont, de ce fait, pas directement liées dans leurs rapports privés par les droits fondamentaux. Toutefois, les droits fondamentaux, par leur effet de rayonnement, affectent également les dispositions régissant les relations de droit privé, et il appartient aux juridictions ordinaires de veiller à ce qu’ils s’appliquent dans le cadre de l’interprétation du droit ordinaire, en particulier lorsque ce dernier renvoie à des principes généraux du droit ou emploie des notions juridiques indéterminées. Dans de tels cas de figure, les droits fondamentaux déploient leur dimension d’expression de jugements de valeur et rayonnent en tant que « directives » jusque dans le droit privé. Leur objectif n’est alors pas de réduire le plus possible les ingérences restrictives de liberté, mais ils constituent plutôt des décisions de principe relatives à la mise en équilibre des libertés de titulaires égaux de droit. La liberté des uns doit alors être conciliée avec celle des autres. À cette fin, les conflits entre les différents droits fondamentaux en cause et la manière dont ils interagissent doivent être pris en compte et conciliés d’une manière telle sur la base du principe dit de la concordance pratique (praktische Konkordanz) que les droits de toutes les parties impliquées puissent au maximum produire leurs effets (cf. Recueil BVerfGE 7, 198 <204 sqq.> ; 148, 267 <280, point 32> et les références qui y sont citées).

77

L’étendue de l’effet horizontal des droits fondamentaux dépend d’une mise en balance tenant compte des circonstances concrètes du cas particulier. Ce qui est déterminant est que les décisions de valeur contenues dans les droits fondamentaux soient appliquées de manière suffisante. Dans le cadre d’une telle mise en balance, peuvent jouer un rôle déterminant notamment le caractère inévitable de certaines situations, l’inégalité entre les parties qui s’opposent, la signification sociale de certaines prestations ou encore la puissance sociale de l’une des parties (cf. Recueil BVerfGE 89, 214 <232 sqq.> ; 128, 226 <249 sq.> ; 148, 267 <280 sq., point 33>).

78

Il revient en principe aux juridictions ordinaires d’interpréter et d’appliquer le droit civil. En règle générale, il n’appartient pas à la Cour constitutionnelle fédérale d’imposer aux juridictions civiles la solution des litiges qu’elles ont à trancher (cf. Recueil BVerfGE 129, 78 <102>). Toutefois, dans le cadre de l’interprétation et de l’application des dispositions du droit civil, les juridictions compétentes doivent tenir compte des droits fondamentaux concernés et se laisser guider par eux dans leur interprétation du droit civil, afin que les valeurs contenues dans ces droits fondamentaux soient respectées également au stade de l’application concrète du droit (cf. Recueil BVerfGE 7, 198 <205 sqq.> ; 85, 1 <13> ; 114, 339 <348> ; jurisprudence constante).

79

2. Du côté du requérant, doit être pris en compte lors de la mise en balance le droit général de la personnalité tel qu’il est protégé par l’article 2, alinéa 1, combiné à l’article 1, alinéa 1, LF et interprété par la jurisprudence en ce qui concerne la dimension de ce droit limitant le droit de s’exprimer (a). Cette dimension doit être distinguée du droit à l’autodétermination en matière d’informations, lequel constitue une manifestation autonome du droit général de la personnalité et peut lui aussi déployer des effets affectant le droit privé (b). Dans la présente affaire, tel n’est toutefois pas le cas (c).

80

a) Le droit général de la personnalité garantit le libre épanouissement de la personnalité et assure dans ce contexte également une protection contre des reportages portant sur une personne concrète et contre la diffusion d’informations qui sont susceptibles d’affecter sérieusement ledit épanouissement de la personnalité. L’une des garanties essentielles est la protection contre des propos susceptibles d’avoir un effet négatif sur la réputation d’une personne, en particulier sur son image auprès de l’opinion publique (cf. Recueil BVerfGE 114, 339 <346>). La jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale a déduit de ce droit différentes manifestations de cette protection, comme la protection d’un noyau dur intangible réservé au mode de vie personnel, la protection de la vie privée, la protection du droit à l’image et à la parole de tout individu, la protection de la reconnaissance sociale ou encore la protection de l’honneur personnel (cf. Recueil BVerfGE 27, 1 <6> ; 27, 344 <350 sq.> ; 32, 373 <379> ; 34, 238 <245 sq.> ; 47, 46 <73> ; 54, 148 <153 sq.> ; 99, 185 <193 sq.> ; 101, 361 <384> ; 106, 28 <39> ; 114, 339 <346> ; 120, 180 <198>). Toutefois, ces dimensions de protection ne sont pas entendues comme garanties exhaustives et clairement distinctes les unes des autres, mais plutôt comme manifestations du droit général de la personnalité qui doivent être identifiées dans chaque cas concret et en fonction de la nécessité concrète de protection (cf. Recueil BVerfGE 54, 148 <153 sq.> ; 65, 1 <41>).

81

Cette jurisprudence a été développée par la Cour constitutionnelle fédérale essentiellement à l’occasion de cas où les droits fondamentaux produisent un effet horizontal, et elle est guidée par l’exigence d’assurer la concordance pratique, c’est-à-dire le meilleur équilibre entre des droits fondamentaux de même valeur entrant en conflit. Telle est la raison pour laquelle la dimension concrète de la protection découlant du droit général de la personnalité doit en définitive toujours être déterminée en fonction des circonstances de l’espèce et en prenant en considération les droits fondamentaux des tiers. La détermination de la protection résultant de ce droit fondamental va donc de pair avec la mise en balance avec les libertés fondamentales avec lesquelles il entre en conflit. La protection accordée au droit général de la personnalité est en ce sens souple et rendue relative du fait de la prise en compte du contexte des relations sociales de la personne concernée (cf. Recueil BVerfGE 101, 361 <380> ; 141, 186 <202, point 32> ; 147, 1 <19, point 38> ; jurisprudence constante […]).

82

D’après les critères qui viennent d’être dégagés, il ne résulte donc nullement du droit général de la personnalité un droit qui permettrait uniquement à l’individu concerné de disposer exhaustivement et exclusivement de la représentation de sa personne. Le droit de la personnalité vise en revanche à assurer les conditions essentielles qui permettent à l’individu de développer et de maintenir sa personnalité de manière autonome (cf. BVerfGE 35, 202 <220> ; 79, 256 <268> ; 90, 263 <270> ; 117, 202 <225> ; 141, 186 <201, point 32> ; 147, 1 <19, point 38>). Dès lors, de par son contenu de base, ce droit consacre le droit de toute personne de décider elle-même si, quand et de quelle manière elle s’expose au public. Par conséquent, le droit général de la personnalité protège en principe l’individu contre les écoutes secrètes, contre la diffusion de photos de la vie privée ou encore contre la fausse attribution de propos tenus (cf. Recueil BVerfGE 34, 269 <282 sq.> ; 54, 148 <154> ; 101, 361 <382> ; 120, 180 <199>). Pour la réponse à la question de savoir quelles informations qui ont été rendues disponibles à des tiers ou au grand public peuvent licitement continuer à faire l’objet de la communication sociale, les charges d’apporter une justification sont inégalement réparties dans le cadre du rapport de tension entre protection et liberté. La situation concrète en question est alors déterminante. La jurisprudence part ainsi d’une distinction entre d’une part la diffusion, par la parole ou par écrit, de faits avérés – licite sur le plan du principe – et la diffusion d’images – qui requiert en principe une justification (cf. Recueil BVerfGE 101, 361 <381> ; 120, 180 <197 sq.> ; jurisprudence constante). Ce qui vient d’être décrit ne peut toutefois constituer qu’un point de départ, suivi de nombreuses et diverses règles de mise en balance, tant sur le plan procédural que sur celui du fond, visant à cerner de façon nuancée le besoin concret de protection et à le prendre en compte de la manière la plus appropriée. La mise en balance n’est dès lors en définitive pas régie par une règle générale qui déterminerait l’intérêt à faire primer, mais est plutôt tournée vers la réalisation d’un équilibre différencié entre présomption de la liberté et droit à la protection dans le cas individuel à trancher.

83

b) De ces dimensions à protéger du droit général de la personnalité doit être distingué le droit à l’autodétermination en matière d’informations en tant que manifestation autonome découlant de ce droit (aa). Ce dernier joue en principe également un rôle en ce qui concerne les rapports entre personnes privées (bb). Selon les principes applicables en matière de l’effet horizontal des droits fondamentaux, il rayonne ainsi dans le droit civil en tant que jugement de valeur opéré par la Constitution et, dès lors, il doit être concilié avec les droits fondamentaux des tiers concernés ; dans un tel contexte, ces effets sont distincts de ceux qu’il déploie dans le domaine des rapports entre l’individu et l’État (cc). Par rapport à la dimension du droit général de la personnalité protégeant l’individu contre des propos affectant l’image personnel, le droit à l’autodétermination en matière d’informations ne constitue pas une norme de protection générale qui engloberait cette dimension, mais il possède un contenu propre qui en est distinct (dd).

84

aa) Selon la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale, le droit à l’autodétermination en matière d’informations constitue une manifestation autonome du droit général de la personnalité (cf. Recueil BVerfGE 65, 1 <42> ; 78, 77 <84> ; 118, 168 <184> ; jurisprudence constante). Ainsi, dans les conditions contemporaines en matière de traitement des données, le libre épanouissement de la personnalité implique-t-il que l’individu soit protégé contre la collecte, le stockage, l’utilisation et la transmission illimités de ses données personnelles. Ce droit fondamental garantit alors la compétence de chaque individu de décider lui-même sur la divulgation et la transmission des données le concernant (cf. Recueil BVerfGE 65, 1 <42 sq.> ; 120, 274 <312>). Si l’individu n’est pas en mesure d’une part de déterminer avec suffisamment de certitude quelles informations le concernant sont connues dans certains domaines de son environnement social et d’autre part de jauger dans une certaine mesure les connaissances de ses interlocuteurs, il peut se trouver entravé dans sa liberté de faire des plans de son plein gré et de prendre des décisions (cf. Recueil BVerfGE 65, 1 <43>).

85

bb) Le droit à l’autodétermination en matière d’informations a, dans un premier temps, été dégagé par la jurisprudence en tant que droit protégeant l’individu contre la collecte et le traitement de données par l’État et ses autorités administratives (cf. à titre d’exemple Recueil BVerfGE 65, 1 <42 sq.> ; 113, 29 <46> ; 118, 168 <184> ; 133, 277 <320 sqq., point 105 sqq.> ; 141, 220 <264 sq., point 91 sq.> ; 150, 244 <263 sq., point 37>). Il n’existe toutefois pas de raison qui empêcherait d’étendre, d’après les règles générales en la matière, la protection offerte par ce droit fondamental aux rapports entre personnes privées et, à travers l’effet horizontal des droits fondamentaux, de l’appliquer également dans le cadre de litiges de droit civil. Cette constatation vaut d’abord en ce qui concerne la question de savoir quelles données doivent être divulguées dans quelles conditions dans le cadre d’obligations contractuelles de droit privé (cf. Recueil BVerfGE 84, 192 <194>). Ensuite, elle s’applique également par exemple aux conditions régissant dans quels cas de figure quels types de données personnelles peuvent être traités et utilisés par des tiers privés […]. Les possibilités techniques en matière de traitement des données gagnent de plus en plus en importance également en ce qui concerne les rapports entre personnes privées. Dans tous les domaines de la vie, des prestations essentielles pour le grand public sont de plus en plus fournies sur la base d’amples collections de données personnelles et sur la base de mesures de traitement des données de la part d’entreprises privées, souvent dominantes sur le marché et ayant un impact considérable sur la formation de l’opinion publique, l’octroi ou le refus d’opportunités, la participation à la vie sociale ou encore les activités essentielles de la vie quotidienne. Il est quasiment impossible à l’individu d’éviter de divulguer à grande échelle des données personnelles à des entreprises, s’il ne veut pas être exclu de ces prestations élémentaires. Eu égard au fait que les données sont susceptibles d’être manipulées, reproduites et diffusées pratiquement sans limite de temps et de lieu et qu’elles peuvent en outre être recombinées de manière imprévisible et par des processus intransparents de traitement au moyen d’algorithmes incompréhensibles, l’individu peut alors se retrouver dans un état de dépendance considérable ou être confronté à des clauses contractuelles auxquelles il ne peut échapper. Dès lors, ces évolutions peuvent entraîner des risques sévères pour l’épanouissement de la personnalité de l’individu. Le droit à l’autodétermination en matière d’informations a pour but de parer à ces dangers.

86

cc) Le droit à l’autodétermination en matière d’informations a un effet horizontal sur les rapports entre les personnes privées. En tant que jugement de valeur constitutionnel et « directive », il rayonne dans le droit civil (cf. supra, au point 76 sq.). En ce sens, son effet est différent par rapport à celui qu’il déploie lorsqu’il protège l’individu directement contre l’État dans ses relations avec ce dernier, autrement dit lorsque ce droit agit comme un droit de défense contre l’État et qu’il reflète alors la relation asymétrique dans un État de droit entre la liberté des citoyens d’une part et le fait que l’État est lié par le droit d’autre part. Partant du fondement selon lequel toute action étatique requiert une justification, le droit à l’autodétermination en matière d’informations attache les exigences constitutionnelles relatives au traitement de données à une forme de stratification des étapes de collecte et de traitement des données, selon laquelle ces étapes constituent des ingérences distinctes dans les droits fondamentaux ; le droit à l’autodétermination en matière d’informations exige alors pour chacune de ces ingérences une base légale suffisamment définie qui limite le traitement des données à certains objectifs spécifiques et qui puisse et doive dès lors être examinée à l’aune des exigences découlant du principe de proportionnalité.

87

En revanche, dans sa dimension de jugement de valeur constitutionnel s’appliquant aux relations entre personnes privées, le droit à l’autodétermination en matière d’informations est d’emblée tourné vers la conciliation de droits fondamentaux entrant en conflit. Il doit être concilié avec la liberté de collecter des informations, de les traiter et de les utiliser selon des fins personnelles qui peuvent également varier. Les exigences et les charges de justification qui découlent de ce droit dans une telle situation ne peuvent être déterminées de la même manière abstraite que dans le cas des rapports entre l’individu et l’État, mais doivent être cernées au moyen d’une mise en balance variant en fonction du besoin de protection et tenant compte de la diversité des situations juridiques, souvent multipolaires, entre particuliers. Pas plus que le droit à l’image d’une personne, le droit à l’autodétermination en matière d’informations ne contient pas de droit général, voire inconditionnel, d’autodétermination en matière d’utilisation de ses propres données. Le droit à l’autodétermination en matière d’informations garantit toutefois à l’individu la possibilité d’influencer de façon différenciée dans quel contexte et de quelle manière ses données personnelles sont rendues accessibles à des tiers et utilisées par ces derniers. Il inclut dès lors la garantie pour l’individu d’avoir un mot substantiel à dire sur ce que l’on lui attribue (cf. dans ce sens Recueil BVerfGE 120, 180 <198>).

88

L’effet que produit ce droit fondamental dans le droit civil en tant que jugement de valeur constitutionnel ne signifie pas pour autant que ces exigences seraient dans tous les cas moins étendues ou moins strictes que celles qui en découlent dans les relations directes entre l’individu et l’État. Selon les circonstances de l’espèce, en particulier lorsque des entreprises de droit privé se trouvent dans une position de dominance qui ressemble à celle de l’État ou encore lorsque de telles entreprises déterminent elles-mêmes le cadre dans lequel s’exerce la communication publique, l’obligation d’un acteur privé de respecter les droits fondamentaux peut au final se rapprocher, voire correspondre à celle qui pèse sur l’État en la matière (cf. Recueil BVerfGE 128, 226 <249 sq.>). À cet égard, des conditions strictes en matière de structuration du traitement des données et en matière de mise en relation et de limitation de ce traitement à certaines fins – en particulier si ces conditions sont accompagnées d’exigences relatives à l’obtention du consentement de la personne concernée – peuvent constituer un moyen adéquat, voire le cas échéant imposé par la Constitution, de protéger le droit à l’autodétermination en matière d’informations.

89

dd) Le droit à l’autodétermination en matière d’informations a été dégagé par la jurisprudence en tant que manifestation autonome découlant du droit général de la personnalité et possédant un propre contenu qui le distingue des autres manifestions de ce droit, et il préserve ce contenu autonome également dans la mesure où il rayonne dans le droit civil en tant que jugement de valeur opéré par la Constitution. Par conséquent, il ne constitue pas un droit offrant une protection complète à l’encontre de toute forme de traitement d’informations qui chapeauterait et fusionnerait de manière générale toutes les autres manifestations de ce droit fondamental, mais au contraire, il n’affecte pas les jugements de valeur et les règles en matière de mise en balance applicables dans le cadre de ces autres dimensions.

90

En se basant sur l’objectif du droit à l’autodétermination en matière d’informations de protéger l’individu contre les risques qui résultent des possibilités nouvelles dans le domaine du traitement des données (cf. Recueil BVerfGE 65, 1 <42>), ce droit doit être considéré principalement comme garantie protégeant – outre contre la divulgation non voulue de données dans le cadre de rapports juridiques de droit privé (cf. Recueil BVerfGE 84, 192 <194>) – notamment contre le traitement et l’utilisation opaques de données personnelles par des tiers. Il garantit à l’individu que des tiers ne peuvent s’emparer de ses données personnelles ni ne les utilisent d’une manière non compréhensible comme instrument pour attribuer à l’individu concerné des caractéristiques personnelles, des types ou des profils sur lesquels cet individu ne peut exercer aucune influence, mais qui ont en revanche une importance considérable en ce qui concerne le libre épanouissement de sa personnalité et sa participation égale en tant que membre de la société. Le contenu de ce droit est susceptible d’évoluer, ce qui lui permet de tenir compte et d’englober également les évolutions dans le domaine du traitement des informations qui pourraient entraîner des risques pour le droit de la personnalité.

91

Doit être distinguée de ce droit la protection contre le traitement de reportages et d’informations à caractère personnel en tant que résultat d’un processus de communication. Le besoin de protection découle alors non pas de l’attribution opaque de caractéristiques et de profils personnels par des tiers, mais de la diffusion apparente dans l’espace public de certaines informations. Dans un tel cas, les risques pour l’épanouissement de la personnalité résultent surtout de la forme et du contenu de la publication elle-même. Indépendamment du droit à l’autodétermination en matière d’informations, la dimension du droit général de la personnalité limitant le droit à s’exprimer offre une protection contre de tels risques. La manière dont l’information a été obtenue peut certes jouer un rôle essentiel également dans un tel cas de figure. Toutefois, cet aspect joue un rôle seulement en tant que question préliminaire pour l’appréciation de la manière dont un certain propos a par la suite été manié et quelle image de la personne concernée est de ce fait véhiculée auprès du grand public.

92

c) Selon les critères de distinction qui viennent d’être précisés, la norme de référence pour le contrôle de constitutionnalité à opérer dans le cas de l’espèce n’est pas le droit à l’autodétermination en matière d’informations, mais la dimension du droit général de la personnalité qui protège l’individu contre des propos affectant l’honneur personnel. Le requérant ne critique ni une obligation de divulguer des données ni une utilisation opaque de ses données personnelles, mais des reportages sur lui destinés à informer le grand public et auxquels lui-même peut avoir accès sans difficulté. […]

93

3. Du côté de la partie défenderesse doivent être prises en compte dans la mise en balance en tant que droits fondamentaux pertinents en l’espèce la liberté d’expression et la liberté de la presse.

94

La diffusion de reportages sur des événements de la vie publique entre dans le domaine de la liberté d’expression protégée par l’article 5, alinéa 1, 1re phrase, LF ; cette liberté protège la communication d’opinions et de faits quel que soit le moyen de communication employé (cf. Recueil BVerfGE 85, 1 <12 f.>). Est également affectée la liberté de la presse garantie par l’article 5, alinéa 1. 2e phrase, LF. Cette norme va au-delà de la protection de la liberté d’expression et protège la presse en tant qu’institution. Elle protège l’activité de la presse, du recueil des informations jusqu’à leur traitement (cf. BVerfGE 10, 118 <121> ; 62, 230 <243> ; jurisprudence constante). Est également couverte par la liberté de la presse la décision d’un éditeur de presse de rendre des reportages antérieurs durablement accessibles dans les archives. Au-delà de la question de la publication du contenu de tels reportages, il s’agit là d’une décision autonome importante d’une maison d’édition portant sur le mode de diffusion de ses produits, ce qui influence tant l’effet de ces derniers que la visibilité de la maison d’édition.

95

En revanche, la liberté d’informer par la radio et la télévision garantie par l’article 5, alinéa 1, 2e phrase, LF n’est pas affectée. Contrairement à ce qu’affirme une partie de la doctrine […], la diffusion d’informations n’entre pas dans le champ d’application de cette liberté du simple fait que cette diffusion a lieu au moyen de systèmes d’information et de communication électroniques […]. […]

III. 

96

Les droits fondamentaux en conflit doivent être mis en balance. À cette fin, il est tout d’abord nécessaire de déterminer leur contenu matériel respectif. Dans ce contexte, il importe notamment de tenir compte des conditions de la communication sur Internet.

97

1. Le droit général de la personnalité protège l’individu contre la diffusion de publications qui ternissent la réputation de la personne concernée d’une manière affectant l’épanouissement de sa personnalité. Il en va de même en ce qui concerne les reportages de la presse relatifs à des infractions. En même temps, il appartient aux missions de la presse de couvrir le sujet des infractions et de leurs auteurs (cf. Recueil BVerfGE 35, 202 <230 sqq.>). Sont alors déterminantes pour la question de savoir si une personne bénéficie de la protection garantie par le droit général de la personnalité les circonstances concrètes de la couverture médiatique, comme la nature, le contenu et la diffusion de cette dernière. Un aspect important à cet égard est en particulier l’aspect temporel.

98

a) L’importance du moment de la publication lorsqu’il s’agit d’évaluer dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité des reportages de presse sur des infractions n’est pas une question nouvelle. Alors que la jurisprudence admet, en ce qui concerne la couverture médiatique sur des infractions d’actualité, que la primauté revient à l’intérêt général en matière d’information et que sont en principe licites des reportages mentionnant l’identité d’une personne ayant fait l’objet d’une condamnation définitive pour une infraction pénale (cf. BVerfGE 35, 202 <231 sqq.>), elle a en même temps précisé que l’intérêt d’information du public sur une infraction diminuait plus l’événement en question appartenait au passé. L’intérêt général justifiant la couverture médiatique porte dans un premier temps surtout sur l’infraction et son auteur, mais se décale ensuite de plus en plus vers une concentration sur une analyse des conditions et des conséquences de l’infraction (cf. Recueil BVerfGE 35, 202 <231>). Une fois assouvi l’intérêt général relatif à la couverture médiatique d’événements d’actualité, le droit de l’auteur de l’infraction à être « laissé en paix » revêt un poids de plus en plus important (cf. Recueil BVerfGE 35, 202 <233>). La limite exacte dans le temps à partir de laquelle la situation bascule de la couverture licite d’événements d’actualité vers une présentation et une discussion non permises ne peut être déterminée de manière générale, ni en prévoyant un délai fixe mesuré en mois ou en années qui s’appliquerait indistinctement à tous les cas concernés. Le critère déterminant est de savoir si la couverture médiatique critiquée est susceptible de causer un préjudice nouveau ou supplémentaire à l’auteur de l’infraction (cf. Recueil BVerfGE 35, 202 <234>). En particulier l’intérêt de ce dernier à la réintégration sociale peut à cet égard constituer un point de repère déterminant à prendre en compte.

99

[…]

100

Les critères qui viennent d’être détaillés sont également utilisés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui, pour l’appréciation de l’intensité d’une ingérence dans les droits fondamentaux par une publication s’appuie également explicitement sur le critère du moment de cette publication et examine la question de savoir si la diffusion de reportages contenant des informations personnelles est justifiée par un intérêt général existant au moment où ces reportages sont publiés. Dans ce contexte, la Cour des droits de l’homme tient largement compte de l’aspect de la réinsertion sociale du délinquant après sa remise en liberté (cf. Cour européenne des droits de l’homme, Österreichischer Rundfunk c. Autriche, décision du 25 mai 2004, requête no 57597/00).

101

b) Eu égard aux conditions contemporaines de la technologie de l’information et de la diffusion d’informations sur Internet, la prise en compte de l’aspect temporel en matière d’information revêt une nouvelle dimension juridique.

102

aa) Alors que la jurisprudence de la première chambre de la Cour constitutionnelle fédérale a jusqu’ici dû traiter de la question d’une reprise de la couverture par les médias d’événements passés, le problème fondamental qui se pose de nos jours est celui de la disponibilité à long terme d’informations sur Internet et des supports de stockage. Alors que jadis, lorsque les informations étaient diffusées exclusivement par la presse et les organismes de radiodiffusion, ces informations n’étaient disponibles au grand public que pendant un temps limité et tombaient ensuite dans une large mesure dans l’oubli, elles demeurent de nos jours disponibles à long terme, une fois qu’elles ont été numérisées et mises en ligne. Elles ne déploient leurs effets dans le temps pas seulement au moyen des souvenirs fugaces qu’elles laissent dans le débat public, mais demeurent directement et durablement consultables par tout un chacun.

103

bb) La disponibilité permanente des informations s’accompagne en outre de la possibilité de consulter à tout moment ces informations et de les combiner avec d’autres données. Cette évolution a une influence considérable sur l’impact que des reportages portant sur une personne concrète ont pour l’individu concerné. Des tiers parfaitement étrangers peuvent désormais accéder à tout moment et sans raison apparente à de telles informations qui peuvent faire l’objet, indépendamment de questions intéressant l’opinion publique, de discussions de groupes communiquant entre eux sur Internet, être décontextualisées et se voir attribuer une signification nouvelle, ou encore, combinées à d’autres informations, être rassemblées pour établir un profil (partiel) d’une personne, à l’instar de ce qui se passe communément notamment lors de la recherche d’un nom concret au moyen d’un moteur de recherche. Les conséquences de ces possibilités pour la communication publique sont d’une grande portée et modifient profondément les conditions dans lesquelles la personnalité des individus s’épanouit librement […].

104

cc) Il n’appartient pas au droit constitutionnel d’arrêter de telles évolutions dans leur ensemble et de neutraliser tous les avantages et inconvénients des effets qui en découlent. Toutefois, dans la mesure où ces évolutions engendrent des risques spécifiques pour le libre épanouissement de la personnalité, il est nécessaire de tenir compte de cet aspect lors de l’interprétation et de l’application de la Loi fondamentale. Eu égard à l’accessibilité permanente d’informations sur Internet, tel est le cas dans la présente affaire.

105

1) La liberté personnelle inclut la liberté de former, de développer et de changer ses convictions personnelles et son comportement individuel sur la base d’échanges avec des tiers dans le cadre de la communication sociale. À cette fin, il est nécessaire qu’existe un cadre juridique qui permette à l’individu d’exercer sans crainte sa liberté et qui lui offre l’opportunité de laisser derrière lui les erreurs du passé. Par conséquent, il faut que l’ordre juridique prévoie des dispositions qui empêchent qu’un individu se voie reprocher indéfiniment par l’opinion publique ses convictions, ses propos et ses actions du passé. Seule la possibilité de prendre ses distances avec les faits du passé offre la chance à l’individu que ces faits tombent dans l’oubli du public et qu’il reçoive l’occasion de recommencer sa vie en toute liberté. Cette possibilité de l’oubli fait partie de la dimension temporelle de la liberté et joue un rôle notamment en ce qui concerne la réinsertion sociale des auteurs d’infractions.

106

Le fait qu’il existe dans ce domaine un besoin d’une telle protection que le droit au libre épanouissement de la personnalité soit respecté est également reconnu par la doctrine qui parle métaphoriquement d’un « droit à l’oubli » ou encore d’un « droit à se faire oublier » ([…] cf. également l’art. 17 du RGPD). Ce besoin de protection est également reconnu par la jurisprudence des juridictions européennes. Ainsi, la Cour des droits de l’homme juge-t-elle digne de respect et considère-t-elle comme relevant explicitement du domaine des droits de l’homme l’intérêt de l’auteur d’une infraction, passé un certain délai, à ne plus être confronté à ses faits et ce, dans la perspective de sa réinsertion sociale (cf. Cour EDH, M.L. et W.W. c. Allemagne, arrêt du 28 juin 2018, requêtes nos 60798/10 et 65599/10, § 100). La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne va dans le même sens lorsqu’elle affirme qu’eu égard aux dispositions des articles 7 et 8 de la Charte, une personne peut exiger que son nom, en raison du caractère sensible des informations pour la vie privée ou la réputation dans la vie économique, ne soit plus lié à certains événements (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, point 98 ; arrêt du 9 mars 2017, Manni, C-398/15, EU:C:2017:197, point 63 ; arrêt du 24 septembre 2019, GC e.a., C-136/17, EU:C:2019:773, point 77). La prise en compte de l’aspect du temps dans le cadre de l’appréciation du respect des exigences constitutionnelles en matière de diffusion d’informations s’inscrit dans une évolution marquée par les échanges en Europe sur le développement des droits fondamentaux.

107

2) Toutefois, il ne découle pas du droit général de la personnalité un « droit à l’oubli » à entendre dans le sens qu’il appartiendrait en principe uniquement à la personne concernée de maîtriser les informations à son sujet. Le développement de la personnalité est également le résultat de processus de communication et donc de l’interaction avec le jugement libre des tiers et d’un public plus ou moins large. La question d’apprécier les informations et de les considérer comme intéressantes, admirables, choquantes ou encore réprouvables est ainsi soustraite à la disposition unilatérale de la personne concernée. Il ne découle donc pas du droit général de la personnalité un droit à faire supprimer sur Internet toute information personnelle antérieurement échangée dans le cadre de processus de communication. Il n’existe en particulier aucun droit de l’individu à filtrer, en fonction de sa décision autonome et de ses seules conceptions personnelles, les informations qui le concernent et de les limiter à ceux des aspects que l’individu en question estime pertinents ou rendant adéquatement compte de l’image qu’il se fait de lui-même. En outre, la Loi fondamentale ne remet en aucun cas en question la possibilité de mener de façon permanente des discussions sur des actes et leurs auteurs dans des cas où ces auteurs en tant que personnes de la vie publique ont eu un impact sur l’idée que la communauté se fait d’elle-même dans son ensemble. Le droit général de la personnalité ne confère pas de titre juridique qui pourrait être opposé à une mémoire responsable eu égard à l’histoire.

108

3) Ainsi incluse dans une telle mise en équilibre, la protection efficace du droit général de la personnalité a, au-delà de l’intérêt qu’elle a pour les personnes concernées, également une dimension d’intérêt public. Si l’engagement social, des caractéristiques personnelles inhabituelles, des positions qui font polémique, ou encore des erreurs et des manquements d’une personne pouvaient être reprochés indéfiniment à cette dernière et utilisés pour attiser l’émoi public, cela nuirait gravement non seulement aux possibilités de l’individu d’épanouir sa personnalité, mais également à l’intérêt général. En effet, l’autodétermination dans le temps constitue l’une des conditions essentielles pour le bon fonctionnement d’un État libéral et démocratique fondé sur la capacité de ses citoyens d’agir et de participer. Il n’est possible de compter sur une disposition du citoyen à apporter sa participation active à l’État et à la société que si est assurée une protection suffisante en la matière. Ce qui vaut pour le droit à l’autodétermination en matière d’informations (cf. Recueil BVerfGE 65, 1 <43>), s’applique ainsi de manière générale également au droit général de la personnalité.

109

dd) Lors de l’analyse et de la pondération au regard du droit constitutionnel de la portée de reportages portant sur une personne concrète, il est par conséquent nécessaire d’apprécier également leurs effets dans le temps. Il convient de procéder à un examen des circonstances concrètes du cas de l’espèce qui prenne en compte, outre d’autres éléments, également la distance temporelle par rapport aux événements faisant l’objet de la couverture médiatique. À cet égard, il est possible de s’inscrire dans la continuité de la jurisprudence déjà établie (cf. Recueil BVerfGE 35, 202 <218 sqq.>). Dans ce contexte, il n’est toutefois pas suffisant que la publication d’une information ait initialement été justifiée, il faut que sa diffusion puisse être justifiée à tout moment où ladite information demeure publiquement accessible. Même dans des cas où la couverture médiatique était initialement licite, la diffusion de l’information peut par la suite être devenue illicite – de la même manière qu’inversement, une telle diffusion peut, par un changement des circonstances, redevenir licite.

110

2. De l’autre côté, il faut que soient prises en compte la liberté d’expression et la liberté de la presse de la partie défenderesse.

111

a) L’article 5, alinéa 1, 1re phrase, LF garantit la liberté de couvrir des événements d’intérêt public, et l’information du public sur des infractions qui se sont produites, ainsi que l’information sur la personne de l’auteur de l’infraction et sur les circonstances qui ont conduit à sa commission, font en principe partie de cette liberté (cf. Recueil BVerfGE 35, 202 <230>). Limiter la liberté de la presse à une couverture anonymisée d’un événement constitue une restriction grave des possibilités du public de s’informer, et une telle démarche exige qu’elle soit justifiée (cf. Recueil BVerfGE 119, 309 <326>). La même teneur de cette liberté est également retenue par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Le fait qu’un reportage sur une infraction contienne des éléments individualisés est qualifié par la Cour des droits de l’homme d’aspect important du travail de la presse. Les exigences en matière de protection de la personnalité humaine ne sauraient être aménagées d’une manière à dissuader la presse de publier des reportages comportant des éléments individualisés (cf. Cour EDH, L. et W.W. c. Allemagne, arrêt du 28 juin 2018, requêtes nos 60798/10 et 65599/10, §§ 104, 105 ; au sujet de l’importance de tels types de reportages, cf. également Cour EDH, F. c. Allemagne, arrêt du 19 octobre 2017, requête no71233/13, § 37).

112

b) En ce qui concerne la liberté de la presse protégée par l’article 5, alinéa 1, 2ephrase, LF, doit être prise en compte la liberté de la presse de décider elle-même des sujets qu’elle veut couvrir, ainsi que du moment, de la durée et des modalités de cette couverture (cf. Recueil BVerfGE 101, 361 <389 sq.> ; 120, 180 <196 sq.> ; jurisprudence constante). Dans ce contexte, la faculté d’archiver sans le modifier un reportage dans sa teneur intégrale, afin de le préserver en tant que témoignage de l’histoire contemporaine constitue un aspect important. Par conséquent, le contenu de la liberté de la presse doit être apprécié en tenant compte des évolutions de la technologie de l’information. Eu égard au fait que les reportages en ligne sont largement répandus et accessibles à tout moment, la mise à disposition en ligne de reportages joue un rôle important pour la presse – en particulier comme complément des éditions imprimées qui, à elles seules, ne suffisent plus à satisfaire la demande d’information du public et à assurer qu’une entreprise d’édition de presse demeure financièrement viable.

113

La mise à la disposition du public d’archives en ligne ne sert pas uniquement les intérêts des entreprises de presse, mais répond également à un intérêt public. L’accès généralisé aux informations au moyen d’Internet élargit les occasions de participer à la communication du savoir et offre aux citoyens de nouvelles possibilités de transmettre et de recevoir des informations au-delà de toute frontière nationale. De telles archives en ligne permettent un accès facile à l’information et constitue une source importante pour la recherche dans les domaines du journalisme et de l’histoire contemporaine. Dès lors, il y a un intérêt important à ce que ces archives soient complètes et véridiques. Elles jouent un rôle majeur dans le domaine de l’éducation et pour le débat public au sein de l’État démocratique (à cet égard, cf. également Cour EDH, M.L. et W.W. c. Allemagne, arrêt du 28 juin 2018, requêtes nos 60798/10 et 65599/10, § 90, arrêt faisant référence à Cour EDH, Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni, arrêt du 10 mars 2009, requêtes nos 3002/03 et 23676/03, §§ 27 et 45, ainsi que Cour EDH, Węgrzynowski et Smolczewski c. Pologne, arrêt du 16 juillet 2013, requête no 33846/07, § 59).

IV. 

114

La portée de la protection contre la diffusion de reportages de presse dans un cas particulier est déterminée suite à une mise en balance des droits fondamentaux en conflit qui prend pleinement en compte les circonstances concrètes de l’espèce. Une telle mise en balance, effectuée sur la base des principes dégagés par la jurisprudence, doit déterminer l’étendue du besoin de protection en appréciant notamment les circonstances qui ont donné lieu au reportage litigieux et le contenu de ce dernier, ainsi que les modalités, la nature et la portée du reportage en question. Le fait qu’un reportage est diffusé sur Internet, ainsi que l’aspect temporel font également partie des éléments à prendre en compte. De manière générale, tous les éléments pertinents sont appréciés dans leur contexte d’ensemble.

115

Le cas de l’espèce est particulier dans le sens que la licéité initiale de la couverture médiatique n’est pas contestée. […] Dès lors, l’objet du litige porte sur la question de savoir si un reportage publié de manière initialement licite peut légalement continuer à être diffusé de nombreuses années plus tard et donc après un changement des circonstances. Il est dès lors nécessaire d’apprécier l’importance de l’écoulement du temps pour la diffusion permanente des reportages en question.

116

Une telle appréciation exige – comme dans tous les autres cas – une mise en balance, tenant compte des particularités du cas de l’espèce, entre les différents droits fondamentaux entrant en conflit, et il revient en premier lieu aux juridictions ordinaires d’opérer une telle mise en balance. Cette dernière soulève toutefois également des questions particulières qui y sont liées. Tout d’abord, des exigences s’appliquent en matière de procédure et déterminent dans quels cas un changement de circonstances doit être pris en compte (1.). De même, des critères matériels peuvent également être identifiés pour l’appréciation de la signification de la distance temporelle croissante entre la première publication d’informations et leur diffusion ultérieure (2.). En dernier lieu, la conciliation des différents droits fondamentaux en jeu exige la prise en compte du fait qu’il existe plusieurs manières dont la protection contre la diffusion permanente sur Internet d’anciens reportages peut être assurée (3.).

117

1. La première conciliation à opérer entre les droits d’une entreprise de presse en tant que fournisseur de contenu responsable de la publication en ligne d’une part et ceux des personnes concernées par cette publication d’autre part s’effectue au niveau de la procédure et concerne la question de savoir quand apparaissent de nouveaux devoirs du fournisseur de contenu de réexaminer cette publication.

118

Sur le plan du principe, la presse est responsable pour la diffusion de ses reportages et doit vérifier leur licéité lorsqu’elle les publie. Étant donné que, en rendant ces reportages disponibles en ligne, elle contribue à une diffusion plus large desdits reportages, la responsabilité susmentionnée continue de peser sur la presse même lorsque changent les circonstances déterminantes pour la publication initiale du reportage. Toutefois, il n’en découle pas pour autant un devoir de régulièrement réexaminer de sa propre initiative la licéité de chaque reportage publié en ligne à un moment donné. Un tel devoir d’examen à titre préventif aboutirait au risque que les éditeurs ressentent une pression de s’abstenir de faire des reportages comportant des éléments individualisés ou de renoncer à la mise à disposition de tels reportages dans ses archives numériques, ce qui conduirait à ce que la presse ne soit plus en mesure d’exercer une partie importante de sa fonction d’information (cf. […] Cour EDH, M.L. et W.W. c. Allemagne, arrêt du 28 juin 2018, requêtes nos 60798/10 et 65599/10, § 104). Une telle situation serait contraire à la liberté d’expression et à la liberté de la presse.

119

Dès lors, une maison d’édition peut présumer qu’un reportage dont la publication était initialement licite peut être versé aux archives numériques et mis à la disposition du public jusqu’à une réclamation caractérisée de la part d’une personne concernée. Il n’est raisonnable d’imposer à la presse une obligation de prendre des mesures pour sauvegarder les droits des personnes concernées que lorsque ces dernières se sont adressées à la presse et ont précisé leur besoin de protection. Inversement, il est tout aussi raisonnable d’imposer aux personnes concernées de devoir détailler de manière compréhensible les griefs qu’elles avancent, ce qui permet en même temps de déterminer le cadre de l’examen que la maison d’édition devra mener.

120

2. L’importance exacte revenant à l’aspect de l’écoulement du temps lorsqu’il s’agit d’apprécier la revendication ultérieure d’un droit à protéger du fait d’une publication qui était initialement licite ne peut être cernée qu’en prenant en compte le besoin concret de protection de la personne concernée et en mettant ce besoin en balance avec les droits fondamentaux qui s’y opposent, ainsi qu’avec l’importance que les informations litigieuses revêtent pour le public.

121

a) Un aspect crucial à cet égard sont l’effet et le sujet du reportage litigieux. Plus la diffusion de reportages anciens affecte la vie privée et les possibilités d’épanouissement de la personnalité en tant que telle, plus un poids prépondérant reviendra au droit à la protection. Cet aspect est étroitement lié avec le sujet et la cause du reportage : Lorsqu’un reportage est consacré au comportement d’une personne dans la sphère sociale, un poids plus important reviendra à sa mise à disposition, y compris sur le long terme, que dans les cas où un tel reportage traite d’un comportement ou d’un méfait privés et volontairement dissimulés à autrui. À cet égard, l’intérêt du public à ce que les informations continuent à être disponibles fait également partie des aspects décisifs à prendre en compte.

122

b) Est également significative la question de savoir dans quelle mesure les événements relatés s’inscrivent dans le contexte plus large d’autres événements. Un événement passé peut demeurer significatif lorsqu’il fait partie d’une série d’actions, par exemple sociales ou commerciales, ou lorsque des événements subséquents lui redonne de l’importance ; dans des cas comme ceux qui viennent d’être visés, un tel événement revêt alors une signification plus importante que lorsqu’il est pris isolément.

123

Dès lors, il est possible qu’il faille évaluer si et dans quelle mesure les personnes concernées par un reportage ont entre-temps contribué à entretenir l’intérêt du public pour ces événements et pour eux-mêmes. Si par exemple une personne concernée a de son propre chef recherché l’attention du public et, sans qu’il y ait eu nécessité, attiré cette attention sur elle et du coup fait resurgir l’intérêt du public pour les reportages initiaux, l’intérêt de cette personne de ne plus être confrontée avec ces reportages peut revêtir un poids moins déterminant. Ainsi, l’opportunité de se faire oublier implique-t-elle également un comportement visant à « vouloir se faire oublier ».

124

c) Pour déterminer l’importance de l’ingérence dans les droits des personnes concernées, il est également nécessaire d’apprécier l’environnement dans lequel les informations sont concrètement présentées en ligne. Ainsi existe-t-il une différence entre par exemple le fait de thématiser un événement remontant à très longtemps dans le cadre d’un blog personnel afin de produire un scandale et le fait de thématiser le même événement dans le cadre d’un portail d’évaluation en ligne où la pertinence d’informations plus anciennes est relativisée par des informations plus récentes, ce qui permet, le cas échéant, de laisser disponibles des informations remontant à très longtemps. L’ingérence réelle subie par les personnes concernées constitue donc à cet égard un critère essentiel.

125

Déterminer à quel point un fardeau est imposé aux personnes concernées ne peut se faire de façon abstraite et sur la base du seul fait qu’une information donnée soit disponible en ligne d’une quelconque manière, mais dépend également de la question de savoir dans quelle mesure la mise en ligne de cette information conduit à sa diffusion à grande échelle. À cet égard, il joue un rôle de savoir si cette information est affichée en priorité par des moteurs de recherche. Étant donné toutefois que la communication et les conditions de la communication sur Internet se caractérisent par leur hétérogénéité et leur volatilité, un critère objectif d’évaluation ne peut être établi. Cela étant, est valable également en ce qui concerne Internet la constatation que la portée d’une information n’est révélée que dans le contexte dans lequel cette information est communiquée et que la diffusion et la visibilité de l’information en question varient selon ce contexte. Dès lors, il s’agit d’apprécier les effets négatifs dans leur ensemble du point de vue de la personne concernée et au moment où est tranché son recours faisant valoir son besoin de protection, puis de mettre la conclusion de cette appréciation en balance avec les libertés dans le domaine de la communication.

126

d) Il est en revanche exclu de conclure à un besoin de protection en raison de l’écoulement du temps en reprenant schématiquement les obligations en matière d’utilisation, de diffusion ou de suppression d’informations prévues dans d’autres contextes. […]

127

e) Dans l’ensemble, la décision relative à une demande de protection des droits de la personne concernée qui est fondée sur un changement des circonstances dû au passage du temps exige une nouvelle mise en balance. Celle-ci doit avoir lieu selon les règles générales en la matière et prendre en compte de manière détaillée tous les éléments pertinents. Que la licéité initiale des reportages litigieux puisse constituer l’un de ces aspects à prendre en compte n’est ce faisant pas remis en cause.

128

3. Pour la conciliation des droits des médias et de ceux des personnes concernées, il est en outre nécessaire de prendre en compte les différents degrés possibles au regard du type de protection à accorder – des degrés qui reflètent le changement de l’importance d’une information dans le temps.

129

a)Pour trancher la question d’un éventuel droit à la protection contre la mise à disposition dans des archives numériques de reportages de presse anciens, la recherche d’une solution intermédiaire entre d’une part la suppression complète de tous les éléments individualisés d’un reportage et d’autre part l’obligation d’endurer sans réserve de tels éléments peut dans un premier temps se fonder sur les intérêts respectifs des parties en conflit. Ces intérêts ont des priorités divergentes.

130

La presse aura régulièrement un intérêt à préserver à titre de documentation intégralement et sans modification ses vieux reportages. Cet intérêt est particulièrement important du point de vue du droit constitutionnel. Une obligation de supprimer ou de modifier définitivement des reportages publiés antérieurement, le cas échéant incluant même une obligation de détruire les versions imprimées de ces reportages, serait fondamentalement incompatible avec l’article 5, alinéa 1, 2e phrase, LF. L’importance d’archives complètes non seulement comme fondement pour la communication sociale et la conscience de soi d’une société, mais également comme fondement pour la recherche scientifique future fait obstacle à la possibilité de demander que des modifications substantielles et définitives soient apportées à de tels documents (cf. Cour EDH, M.L. et W.W. c. Allemagne, arrêt du 28 juin 2018, requêtes nos  60798/10 et 65599/10, § 90 faisant référence à Cour EDH, Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni, arrêt du 10 mars 2009, requêtes nos 3002/03 et 23676/03, §§ 27 et 45, ainsi qu’à Cour EDH, Węgrzynowski et Smolczewski c. Pologne, arrêt du 16 juillet 2013, requête no 33846/07, § 59). Dans ce contexte, un intérêt public important tant de la presse que du public s’attache au fait que les reportages anciens soient rendus disponibles sur Internet et donc directement accessibles au grand public (cf. supra, au point 112 sq.). Surtout en ce qui concerne des reportages plus datés, il convient de constater qu’il existe un intérêt particulier à les rendre accessibles à des recherches portant sur des faits du passé. En revanche, rendre de tels reportages disponibles en tant que sources générales d’information sur les personnes privées qui y sont mentionnées n’a pas la même importance par rapport à l’aspect susmentionné.

131

De l’autre côté, l’intérêt légitime des personnes concernées sera dirigé moins contre le fait que les reportages licites lors de leur publication soient conservés pour servir de base pour des recherches sur des faits que plutôt contre le fait d’y être confrontées encore et toujours dans leur vie quotidienne. À cet égard, les personnes concernées peuvent être affectées de manière particulièrement lourde si, au moyen d’une recherche de leur nom dans un moteur de recherche, les reportages anciens parviennent à la connaissance de leur cercle personnel et produisent alors un effet sur leurs relations sociales. En revanche, les personnes concernées sont nettement moins lourdement affectées si leur identité devient connue uniquement de personnes qui s’intéressent pour une raison concrète et ciblée aux événements de l’époque.

132

b) Tels sont les intérêts divergents qui doivent être pris en compte lors de la détermination d’éventuels droits à la protection ultérieurement à la publication initiale, ainsi que de la nature et de la portée de ces droits. Dès lors, il faut tenir compte de la mesure dans laquelle un opérateur d’archives en ligne dispose de moyens qui lui permettent, afin de protéger les personnes concernées, d’exercer une influence sur l’identification et la diffusion sur Internet des reportages concernés. Cette constatation vaut particulièrement en ce qui concerne les moteurs de recherche, qui ont une importance déterminante quant à la diffusion d’informations sur Internet.

133

aa) Selon l’avis des experts entendus dans le cadre de la procédure, de tels moyens existent largement et ne se limitent pas au choix de supprimer définitivement des documents en question le nom de la personne concernée. Les experts ont par exemple indiqué que l’exploitant d’un site Internet pouvait, sur la base de codes d’accès et de la formulation d’instructions aux exploitants de moteurs de recherche, créer des sections du site qui ne peuvent être fouillées par les programmes de recherche de ce moteur (les robots d’indexation – « crawler» en anglais). Des reportages déposés dans une telle section ne sont en principe pas affichés parmi les résultats fournis par le moteur de recherche. En revanche, ils demeurent disponibles sur Internet, et il est possible d’y accéder au moyen d’une consultation directe du site contenant l’archive en ligne, ainsi qu’au moyen de programmes de recherche internes au site.

134

bb) La voie qui vient d’être esquissée aboutit toutefois à ce que l’intégralité du fichier déposé dans une telle section – et donc généralement le reportage dans son ensemble – soit soustraite à l’accès par des programmes de recherche. La dissimulation uniquement du nom d’une personne ne peut être réalisée de cette manière. Une archive en ligne optant pour cette voie doit alors accepter que l’ensemble du texte « verrouillé » ne puisse être trouvé par les moteurs de recherche et affiché parmi les résultats.

135

Pour pallier cet inconvénient, la doctrine propose des solutions combinées dans le cadre desquelles le robot d’indexation d’un moteur de recherche est redirigé vers un site sur lequel l’article en question est en principe accessible et consultable, mais où le nom à protéger – par exemple au moyen d’un effacement du nom ou au moyen de fichiers graphiques – ne peut être trouvé par le moteur de recherche […].  Une telle démarche a pour effet qu’une recherche lancée au sujet du nom protégé aboutit en principe à l’affichage d’aucun résultat, mais qu’en revanche, un résultat est affiché lorsque la recherche porte sur d’autres termes qui sont caractéristiques de l’événement dont il s’agissait dans le reportage. Lorsque, suite à l’affichage d’un tel résultat, l’utilisateur du moteur de recherche visite le site indiqué, il doit toutefois obtenir alors accès par le fournisseur de contenu à la version d’origine du fichier, ce qui lui permet d’accéder au reportage complet y compris avec la mention du nom. Une telle superposition de deux versions différentes du reportage doit alors permettre à ce que d’une part des recherches visant le nom protégé demeurent en règle générale sans succès, mais à ce que d’autre part une recherche portant sur des faits puissent donner accès à la version inaltérée du reportage – y compris aux éléments individualisés que contient ce dernier. Une telle solution peut réduire le poids qui pèse sur les personnes concernées. Il en va de même si est pris en compte le fait que d’autres éléments exerçant une influence sur les résultats affichés ne peuvent être éliminés lors d’une telle recherche.

136

c) Il n’appartient pas à la Cour constitutionnelle fédérale d’apporter une réponse définitive à la question de la faisabilité technique de telles solutions – qui évoluent constamment – et de celle des résultats que ces solutions permettent d’atteindre. Toutefois, les juridictions ordinaires doivent en tenir compte lorsqu’elles opèrent une conciliation entre les droits fondamentaux en jeu, et elles doivent alors également prendre en considération l’efficacité réelle de telles solutions et leur caractère raisonnable pour l’entreprise de presse concernée.

137

aa) Pour répondre à la question de savoir quelle protection peut être assurée à cet égard, et par quelles mesures, il convient de procéder à une mise en balance qui recherche une efficacité réelle suffisante des mesures adoptées. Dès lors, une mesure n’est en principe pas inappropriée du seul fait qu’elle ne permet pas de garantir une protection complète et qu’elle ne permet pas d’exclure complètement qu’un moteur de recherche affiche malgré tout un résultat pertinent, par exemple en affichant des liens vers des sites tiers ou vers des sites reprenant les reportages en question. Également dans de tels cas de figure, il est essentiel d’évaluer la charge concrète qui continue de peser sur la personne concernée, étant entendu que joue alors un rôle la réponse à la question de savoir si de telles mesures atténuent cette charge, par exemple en ayant pour effet que le nom de la personne concernée est affiché à une place moins exposée dans la liste des résultats fournie par le moteur de recherche […].

138

bb) De plus, il faut que les mesures soient raisonnables à supporter par les entreprises de presse qui en sont concernées. À cet égard, il importe de veiller à ce que les efforts à fournir par les entreprises de presse n’atteignent pas des dimensions susceptibles de conduire ces dernières à carrément préférer s’abstenir de publier des reportages comportant des éléments individualisés ou de mettre des archives en ligne à la disposition du public (cf. supra, au point 111). Cela ne signifie cependant pas que les mesures de protection ne doivent jamais exiger d’efforts techniques ou engendrer des coûts supplémentaires. Au contraire, il est cohérent que, eu égard aux possibilités nouvelles de diffusion de publications, les entreprises de presse se voient également imposer des devoirs nouveaux en matière de protection de tiers concernés, et que ces devoirs puissent entraîner certaines charges.

139

Il ne saurait être avancé qu’une telle obligation des médias serait fondamentalement déraisonnable en se fondant sur l’affirmation selon laquelle les risques pour l’épanouissement de la personnalité des individus concernés par la mise à disposition en ligne de reportages anciens n’existeraient pour l’essentiel qu’une fois que sont impliqués des moteurs de recherche et ne devraient être dès lors imputés qu’à ces derniers. À partir du moment où une entreprise de presse publie ses articles sur une plateforme en ligne accessible au grand public, elle est également elle-même responsable des possibilités d’accès à ces publications. Le fait que ces articles soient accessibles sur Internet et notamment aussi à l’aide de moteurs de recherche est voulu par les entreprises de presse, et elles doivent en assumer la responsabilité. Dans un cas particulier, des mesures peuvent concrètement être déraisonnables – par exemple lorsqu’un texte a été repris et largement répandu par d’autres sites – parce qu’elles sont dès le départ vouées à l’échec ou que d’autres moyens permettent aisément de garantir une protection plus efficace. De telles situations ne remettent toutefois pas en cause le caractère en principe raisonnable de mesures de protection portant sur la possibilité de détecter, à l’aide de la recherche d’un nom, des reportages anciens, lorsqu’existe un besoin particulier de protection des personnes concernées.

140

Tout autre est la question de savoir dans quelle mesure doivent être prises en considération les décisions d’aménagement prises par les fournisseurs de contenu respectifs lorsqu’il s’agit de déterminer les modalités de mesures de protection qui sont nécessaires le cas échéant. Il est à cet égard tout à fait concevable de laisser à l’opérateur d’archives en ligne une certaine influence et de lui permettre de participer à la décision sur la solution à retenir lorsqu’existent plusieurs possibilités d’assurer la protection recherchée. Le critère déterminant est qu’en définitive, une protection suffisante soit assurée.

141

cc) La question de la détermination des obligations plus détaillées à imposer aux opérateurs d’archives en ligne, pour qu’ils protègent les personnes concernées par des reportages contre les effets négatifs produits par ces derniers du fait du temps, relève principalement de la compétence des juridictions ordinaires. L’objectif doit être de parvenir à une conciliation qui permette d’une part de préserver dans la plus large mesure possible le libre accès au texte d’origine et d’autre part de suffisamment limiter malgré tout cet accès dans un cas particulier lorsqu’existe un besoin concret de protection des personnes concernées – notamment à l’encontre de recherches par nom lancées au moyen d’un moteur de recherche. […]

142

Eu égard aux progrès techniques constants et à l’incertitude qu’ils entraînent quant à la question de savoir si et dans quelle mesure un fournisseur de contenu peut, en interaction avec des moteurs de recherche, influencer la diffusion d’informations sur Internet, les juridictions ordinaires auront continûment à façonner et à adapter les contours que doivent prendre des mesures de protection efficaces et raisonnables. Dans la mesure du raisonnable, les juridictions ordinaires pourront également imposer aux acteurs impliqués de développer de nouveaux instruments de protection. Dans tout ce contexte, elles disposent d’une large marge d’appréciation.

V. 

143

La décision de la Cour fédérale de justice ne répond pas à tous égards aux exigences précitées.

144

1. Le point de départ du raisonnement suivi par la Cour fédérale de justice dans la décision contestée est convaincant, lorsqu’elle procède à une mise en balance des droits fondamentaux pertinents du requérant et de la partie défenderesse, l’éditeur de presse. La Cour fédérale de justice relève à juste titre, et en conformité avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme à cet égard, qu’il n’est en principe pas admis d’imposer à la presse de couvrir un événement sous forme anonymisée lorsqu’elle accomplit sa mission de présenter un rapport sur des infractions. La violation de l’ordre juridique et l’atteinte apportée aux droits légaux de l’individu ou de la société constituent généralement un motif justifiant un intérêt à obtenir plus d’informations sur les faits de l’infraction et sur leur auteur ; le relevé de faits réels devra alors en règle générale être accepté, même s’il est désavantageux pour la personne qu’il concerne. Également à juste titre, la Cour fédérale de justice souligne que le sujet du reportage litigieux fondé sur les faits était un crime de sang spectaculaire et que le procès contre A. constituait un événement de l’histoire contemporaine inextricablement lié à la personne et au nom du requérant.

145

2. En revanche, la décision contestée n’évalue pas suffisamment les préjudices causés au requérant du fait de la diffusion ultérieure des reportages dans des circonstances changées par le passage du temps. […]

146

a) Ne sont pas suffisamment prises en compte d’une part la question du caractère direct et de l’étendue de l’effet qui résulte pour le requérant du fait qu’il se trouve encore à l’heure actuelle confronté à ces reportages comportant des éléments individualisés, ainsi que la question de déterminer dans quelle mesure une telle situation est encore justifiée eu égard au fait que 30 ans se sont écoulés depuis la commission du crime et que le requérant a depuis entièrement purgé sa peine.

147

Lorsque la Cour fédérale de justice présume que trouver l’article dont il est question ici présuppose une recherche ciblée […], elle ignore les changements fondamentaux engendrés par la disponibilité permanente et largement répandue des informations en ligne. Dans les conditions contemporaines de l’utilisation d’Internet, il est hautement probable que des amis, des voisins et notamment de nouvelles connaissances du requérant, en raison d’un intérêt superficiel ou d’autres motifs apparemment futiles, entre le nom de ce dernier dans un moteur de recherche. Si cette recherche affiche dans sa liste de résultats, comme c’est le cas en ce qui concerne le requérant, principalement des liens vers des informations sur les infractions commises par le requérant dans le passé, il en résulte alors un risque pour le requérant, à savoir que la perception que son environnement social a de lui s’en trouve durablement marquée. Ce risque pèse d’autant plus lourd que le requérant, après avoir purgé une peine de réclusion criminelle de plusieurs années, doit s’insérer dans un nouvel environnement social.

148

À cet égard, il aurait fallu prendre en compte également le fait qu’indépendamment de la fréquence réelle, susceptible d’être mesurée, de demandes de recherche fondées sur le nom du requérant, la simple éventualité latente planant au-dessus du requérant qu’une telle recherche puisse être lancée et, dès lors, la crainte de pouvoir se voir confronté à nouveau et au dépourvu avec son passé pourraient amener le requérant à être prudent lors de nouveaux contacts sociaux, à se retirer et à éviter de s’exposer publiquement. Bien que, comme le souligne à juste titre le Cour fédérale de justice, les reportages en tant que tels n’aient pas été rédigés d’une manière cherchant à faire sensation, mais de manière plutôt équilibrée et adoptant une approche psychologique, la Cour fédérale de justice aurait dû prendre plus en considération le fait que la mise à disposition permanente des reportages, eu égard à la description détaillée du crime et du portrait approfondi de l’auteur du crime qu’ils contiennent, était susceptible de conduire à ce que la réinsertion sociale du requérant après avoir purgé sa peine se trouve rendue sérieusement plus difficile et que son occasion d’obtenir une nouvelle chance soit durablement compromise.

149

En outre, il faut également prendre en compte que les informations sur le requérant ne sont pas, contrairement à par exemple les informations sur un portail d’évaluation en ligne, intégrées dans une série d’informations supplémentaires et plus actuelles. Selon les observations sur lesquelles repose la décision contestée, les résultats affichés suite à une recherche du nom du requérant au moyen d’un des grands moteurs de recherche sur le marché renvoient essentiellement aux reportages litigieux, ce qui signifie que l’image publique du requérant ainsi façonnée est, même de nos jours, dominée par les actes graves et spectaculaires à leur époque que le requérant a commis en 1981.

150

b) D’autre part, la décision contestée ne tient pas suffisamment compte du comportement du requérant depuis sa remise en liberté. Après avoir purgé pendant 17 ans une peine de réclusion criminelle, le requérant a été remis en liberté il y a de nombreuses années. Depuis, il n’a pas cherché à s’exposer à l’intérêt du public avec ses actes passés. […]

151

Dès lors, cette affaire est différente de celles qui ont été tranchées – suite à une décision de la Cour fédérale de justice – d’abord par la première section de la première chambre de la Cour constitutionnelle fédérale, puis ensuite par la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH, M. L. et W. W. c. Allemagne, arrêt du 28 juin 2018, requêtes nos 60798/10 et 65599/10). Dans ces affaires, la demande, de deux délinquants, de protection contre des publications relatives au crime qu’ils avaient commis et conservées dans des archives en ligne demeura sans succès, tant devant les juridictions nationales qu’internationales. La décision de la Cour des droits de l’homme reposait entre autres explicitement sur la constatation que les requérants avaient non seulement emprunté les voies de recours ordinaires à leur disposition, mais avaient en plus lancé une campagne publique et utilisé divers moyens imaginables pour attirer l’attention sur leur cause et la faire avancer et que, dans ce cadre, ils s’étaient eux-mêmes tournés vers la presse. De même, juste un an avant l’introduction de la demande de protection, de nombreux reportages sur l’un des délinquants demeuraient accessibles en ligne sur le site Internet de son avocat. Dans l’une des deux affaires, les reportages n’étaient accessibles qu’aux abonnés du site ; dans un autre cas, parmi trois, ils étaient protégés par un modèle payant (« paywall ») et n’étaient pas accessibles gratuitement. Cet aspect a été relevé explicitement par la Cour des droits de l’homme (cf. Cour EDH, M. L. et W. W. c. Allemagne, arrêt du 28 juin 2018, requêtes nos 60798/10 et 65599/10, §§ 98, 108 sq., 113).

152

En outre, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé explicitement que les États parties à la Convention disposent d’une ample marge d’appréciation (cf. Cour EDH, M. L. et W. W. c. Allemagne, arrêt du 28 juin 2018, requêtes nos 60798/10 et 65599/10, § 94), et elle a dès lors considéré que le refus d’accorder une protection n’était pas contraire aux droits de l’homme, de même qu’inversement, une telle protection n’est pas imposée par l’article 10, § 1, CEDH.

153

3. Eu égard au grave préjudice causé au requérant du fait de l’accessibilité générale aux reportages litigieux, la décision contestée fait preuve d’un manque de prise en considération de la question de prévoir des possibilités de protection échelonnée et donc d’éventuelles solutions intermédiaires qui constituent un moyen plus doux qu’il est plus raisonnable d’imposer à la partie défenderesse que la suppression des articles en question ou de leur altération au moyen d’une censure numérique du nom du requérant […]. Il est certes possible que les mesures requises à cette fin ne soient pas simples à mettre en œuvre du point de vue technique. Toutefois, il n’y a pas de raison à penser que de telles mesures, si elles se bornent à un nombre limité de cas globalement aussi graves que celui de la présente affaire, imposeraient des charges qui seraient d’emblée déraisonnables pour l’éditeur de presse.

VI. 

154

Le fait que, outre les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, les droits fondamentaux de la Charte sont susceptibles de s’appliquer dans la présente affaire en vertu de l’article 51, paragraphe 1, 1re phrase, de la Charte et de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne ne joue pas de rôle pour le cas présent à trancher. Le litige porte sur des dispositions qui ne sont pas entièrement harmonisées par le droit de l’Union et qui admettent qu’il y ait une diversité des régimes de protection des droits fondamentaux (cf. supra, au point 74). Il n’y a pas non plus d’indices qui amèneraient à conclure que le niveau de protection exigé par la Charte ne serait pas englobé dans celui assuré par les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. L’examen qui précède du recours constitutionnel susmentionné repose sur une mise en balance des droits fondamentaux en jeu qui – étayée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – est opérée dans les limites de celles opérées lorsque sont concernées les garanties de la Convention qui correspondent matériellement aux droits fondamentaux protégés par la Loi fondamentale, des garanties qui, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte sont également significatives pour l’interprétation de la Charte (ici : des articles 7, 8 et 11 de la Charte). Dès lors, s’applique la présomption selon laquelle l’application des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale ne remet pas en cause le niveau de protection de la Charte.

D. 

155

Il résulte de tout ce qui précède que la décision contestée doit être cassée et l’affaire renvoyée.

156

[…]

E. 

157

La présente décision a été rendue à l’unanimité.

  • Harbarth
  • Masing
  • Paulus
  • Baer
  • Britz
  • Ott
  • Christ
  • Radtke

Identifiant européen de la jurisprudence (ECLI):

ECLI:DE:BVerfG:2019:rs20191106.1bvr001613

Citation sugérée:

Cour Constitutionnelle fédérale, Arrêt de la première chambre du 6 novembre 2019 - 1 BvR 16/13 -, n° 1-157,
https://www.bverfg.de/e/rs20191106_1bvr001613fr