Arrêt du 6 novembre 2019

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Considérations principales de l’arrêt de la première chambre du 6 novembre 2019

 - 1 BvR 276/17 -

(droit à l’oubli II)

1. Dans la mesure où les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale se trouvent écartés du fait de la primauté d’application du droit de l’Union européenne, la Cour constitutionnelle fédérale opère son contrôle de l’application de ce droit par les autorités allemandes à l’aune des droits fondamentaux du droit de l’Union. Dans un tel cas, la Cour constitutionnelle fédérale assume sa responsabilité dans le cadre du processus d’intégration européenne (Integrationsverantwortung) conformément à l’article 23, alinéa 1, de la Loi fondamentale (LF).

2. Lors de l’application des dispositions entièrement harmonisées par le droit de l’Union, le principe de primauté d’application du droit de l’Union conduira en règle générale à ce que les normes déterminantes pour un contrôle ne soient pas les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, mais uniquement ceux garantis par le droit de l’Union. La primauté d’application s’impose toutefois entre autres sous la réserve que la protection du droit fondamental concerné par l’application des droits fondamentaux de l’Union au lieu de ceux de la Loi fondamentale soit suffisamment efficace.

3. Dans la mesure où la Cour constitutionnelle fédérale se fonde sur la Charte des droits de l’Union européenne comme norme de référence pour le contrôle opéré, elle exerce ce contrôle en étroite coopération avec la Cour de justice de l’Union européenne. Dans les cas visés à l’article 267, paragraphe 3, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la Cour constitutionnelle fédérale procède à un renvoi à titre préjudiciel à la Cour de justice. 

4. À l’instar des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, les droits fondamentaux de la Charte ne garantissent pas seulement des droits dans le cadre de la relation entre l’État et le citoyen, mais déploient également des effets dans le cadre de litiges de droit privé. Sur la base du droit ordinaire concerné, les droits fondamentaux de toutes les parties au litige doivent dès lors être conciliés. À cet égard, la Cour constitutionnelle fédérale – tout comme elle le fait en ce qui concerne les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale – ne contrôle pas l’application correcte du droit ordinaire, mais uniquement la question de savoir si les juridictions ordinaires ont suffisamment pris en considération les droits fondamentaux de la Charte et procédé à une conciliation soutenable.

5. Dans la mesure où des personnes concernées exigent d’un exploitant d’un moteur de recherche de cesser de détecter et d’afficher un lien vers certains contenus sur Internet, la mise en balance à opérer dans un tel cas doit prendre en compte, outre les droits personnels des individus concernés (articles 7 et 8 de la Charte), dans le contexte de la liberté d’entreprise des exploitants de moteurs de recherche (article 16 de la Charte), les droits fondamentaux des fournisseurs de contenu respectifs et l’intérêt en matière d’information des utilisateurs d’Internet.

Dans la mesure où, sur le fondement de l’examen du contenu concret d’une publication en ligne, est prononcée une interdiction d’afficher certains résultats d’une recherche et où le fournisseur de contenu se voit donc privé d’un moyen important dont il aurait autrement pu disposer pour la diffusion de ce contenu, une telle interdiction constitue une ingérence dans la liberté d’expression du fournisseur de contenu.

COUR CONSTITUTIONNELLE FÉDÉRALE

- 1 BvR 276/17 -

AU NOM DU PEUPLE

Dans la procédure
relative
au recours constitutionnel introduit par

Mme B…,


- mandataires : … -
 

contre
le jugement du Tribunal régional supérieur de Celle

du 29 décembre 2016 - 13 U 85/16 -



la Cour constitutionnelle fédérale - première chambre -
où siégeaient les juges
Vice-président Harbarth,
 
Masing,
 
Paulus,
 
Baer,
 
Britz,
 
Ott,
 
Christ,
 
Radtke


a décidé le 6 novembre 2019 :

Le recours constitutionnel est rejeté.

M O T I F S :

A.

1

Le recours constitutionnel a pour objet une demande de s’abstenir dirigée contre l’exploitant d’un moteur de recherche et exigeant que cesse l’affichage d’un certain résultat lorsqu’est lancée une recherche du nom complet de la requérante.

I.

[Extrait du communiqué de presse No 84/2019]

Le 21 janvier 2010, la chaîne de télévision NDR diffusa un reportage de l’émission Panorama intitulé « Licenciement : les sales tours des employeurs ». Vers la fin du reportage, dans le cadre duquel la requérante avait préalablement donné une interview, fut présenté le cas d’un ancien employé qui avait travaillé pour l’entreprise dirigée par la requérante en tant que gérante et qui avait été licencié. Dans le reportage, un traitement injuste de l’employé en question fut reproché à la requérante alors que cet employé avait essayé d’établir un conseil des délégués du personnel.

La chaîne NDR mit ultérieurement en ligne sur son site Internet un fichier contenant la transcription de l’émission et portant le titre « Les sales tours des employeurs ». Quand le nom de la requérante était entré dans le moteur de recherche opéré par Google, l’un des premiers résultats affichés était un lien vers le fichier susmentionné. Après que Google eut refusé de s’abstenir de supprimer ce lien de la liste des résultats affichés, la requérante déposa une plainte, qui fut rejetée par le Tribunal régional supérieur. Selon le Tribunal, la requérante ne saurait tirer ni du § 35, alinéa 2, 2nde phrase, de la loi fédérale relative à la protection des données, ni des §§ 823, alinéa 1, et 1004 du Code civil allemand, combinés à l’article 1, alinéa 1, et à l’article 2, alinéa 1, de la Loi fondamentale un droit à ce que le lien litigieux soit supprimé (ci-après : le déréférencement).

[Fin de l’extrait]

2-4

1. […]

5-6

2. […]

7-12

3. […]

13

4. Avec son recours constitutionnel, la requérante critique une violation de son droit général de la personnalité et de son droit fondamental à l’autodétermination en matière d’informations (art. 2, al. 1, combiné à l’art. 1, al. 1, LF).

14

Selon la requérante, déjà le titre affiché parmi les résultats de la recherche (« Les sales tours des employeurs ») est fallacieux, étant donné qu’elle affirme ne jamais avoir eu recours à de « sales tours » à l’encontre des employés et que le reportage diffusé par Panorama repose sur de fausses allégations de la part de l’ancien employé. Elle estime que du fait de l’association de son nom avec le titre du reportage télévisé, le résultat affiché par le moteur de recherche et le lien vers le reportage en question font naître d’elle une image particulièrement négative en tant que personne. Selon elle, cette situation est également susceptible de la dénigrer en tant que personne privée.

15-17

 […]

18

5. En toile de fond juridique de la présente affaire se situent des dispositions du droit de l’Union. Au moment où fut rendue la décision contestée était en vigueur la directive 95/46/CE qui imposait aux États membres d’assurer la protection de la vie privée lors du traitement de données à caractère personnel. Depuis le 25 mai 2018, cette directive a été remplacée par le règlement général sur la protection des données (règlement [UE] No 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE, JO L 119 du 4 mai 2016, p. 1 ; ci-après : RGPD). L’article 17 du RGPD prévoit un droit à l’effacement, dont il est précisé entre parenthèses qu’il s’agit d’un « droit à l’oubli ».

II.

19

Ont transmis un avis portant sur le recours constitutionnel le gouvernement fédéral, la déléguée fédérale à la protection des données personnelles et à la liberté d’information, le délégué à la protection des données personnelles et à la liberté d’information de Hambourg, ainsi que la société Google LLC, en tant que partie défenderesse dans le litige initial, et la chaîne NDR.

20-28

 […]

B.

29

Le recours constitutionnel est recevable.

I.

30-31

[…]

II.

32

La requérante possède la qualité pour agir. Certes, les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale ne sont pas applicables dans le cas de l’espèce, étant donné que le litige initial ayant donné lieu au recours constitutionnel porte sur une matière entièrement harmonisée par le droit de l’Union. La requérante peut toutefois alléguer une atteinte aux droits fondamentaux de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Dans la présente affaire, l’application de la Charte relève de la compétence de la Cour constitutionnelle fédérale.

33

1. Le litige est régi par des dispositions entièrement harmonisées par le droit de l’Union et dont l’application est contrôlée en principe à l’aune de la seule Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

34

a) La demande de déréférencement avancée par la requérante dans le litige initial ayant donné lieu au recours constitutionnel soulève des questions portant sur le régime de la protection des données personnelles, un domaine du droit complètement harmonisé pour toute l’Union européenne. Cette constatation vaut tant pour le moment où a été rendue la décision contestée que pour le régime juridique actuel.

35

aa) Au moment de la décision rendue par le Tribunal régional supérieur, les normes applicables au litige étaient des dispositions du droit allemand qui avaient transposé des exigences complètes et contraignantes de la directive 95/46/CE.

36

(1) La question de savoir quelles données personnelles pouvaient licitement être affichées au moyen d’un lien suite à une recherche lancée avec un moteur de recherche relevait du champ d’application de la directive 95/46/CE relative à la protection des données et était réglée de manière plus concrète par les dispositions de cette directive (cf. art. 2, 4, 6, 7, 12 et 14 de la directive 95/46/CE ; cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, points 28, 41 et 73 sqq.). Elle ne relevait en revanche pas de ce qui est appelé le « privilège des médias » pour l’aménagement duquel les États membres disposaient conformément à l’article 9 de la directive 95/46/CE d’une marge d’action leur permettant de prévoir des dérogations aux exigences formulées par la directive (une telle situation était le cas dans l’affaire tranchée par l’arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 16/13). Dans la présente affaire, le traitement de données par l’exploitant d’un moteur de recherche ne doit donc pas être considéré comme traitement aux seules fins de journalisme au sens de la disposition précitée (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, point 85).

37

(2) Dès lors, s’imposent les exigences matérielles que la directive prévoit en matière de protection contre le traitement des données personnelles. Eu égard à l’évolution ultérieure du droit, ces exigences doivent être considérées comme ayant été entièrement harmonisées par le droit de l’Union au moment où le Tribunal régional supérieur a rendu sa décision.

38

Dans un premier temps, le fait que ces exigences découlent uniquement d’une directive semble toutefois démentir cette constatation d’une harmonisation complète. En règle générale, il convient de considérer qu’en choisissant de légiférer au moyen d’une directive, l’Union européenne ne vise justement pas à l’harmonisation complète de la matière qui en fait l’objet, mais qu’elle entend laisser des marges d’action aux États membres. Cette conclusion est étayée par le libellé de l’article 288, paragraphe 3, TFUE, selon lequel une directive lie les États membres quant aux résultats à atteindre, mais laisse à ces derniers le choix de la forme et des moyens, ce qui distingue la directive du règlement visé à l’article 288, paragraphe 2, TFUE. En outre, le principe de subsidiarité consacré à l’article 5, paragraphe 3, TUE milite dans le même sens. Cela étant, la question de l’étendue du caractère contraignant d’une directive dépend en définitive du contenu concret de cette dernière, ce qui inclut la possibilité d’une directive prévoyant une harmonisation complète dans certains domaines (cf. CJCE, arrêt du 25 avril 2002, Commission / France, C-52/00, EU:C:2002:252, point 16 sqq. ; CJUE, arrêt du 24 janvier 2012, Dominguez, C-282/10, EU:C:2012:33, point 33 sqq. ; arrêt du 21 novembre 2018, Ayubi, C-713/17, EU:C:2018:929, point 37 sqq. ; arrêt du 29 juillet 2019, Funke Medien NRW, C-469/17, EU:C:2019:623, point 35 sqq. ; arrêt du 29 juillet 2019, Pelham e.a., C-476/17, EU:C:2019:624, point 58 sqq. ; cf. également Recueil des décisions de la Cour constitutionnelle fédérale BVerfGE 118, 79 <95 sq.>).

39

Selon la jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne, tel est le cas en ce qui concerne les exigences matérielles formulées par la directive 95/46/CE relative à la protection des données. Tout en se fondant notamment sur les considérants et les objectifs de la directive, la Cour de justice considère que la directive ne se borne pas à prévoir une harmonisation minimale, mais procède à une uniformisation complète des réglementations nationales sur la protection des données à caractère personnel. Selon la Cour de justice, les dispositions des articles 6 et 7 de la directive 95/46/CE applicables en la matière sont matériellement inconditionnelles, complètes et exhaustives et doivent être appliquées avec cohérence dans toute l’Union. Les États membres ne sauraient ni aller au-delà des exigences de la directive, ni rester en-deçà (cf. CJCE, arrêt du 20 mai 2003, Österreichischer Rundfunk e.a., C-465/00, C-138/01 et C-139/01, EU:C:2003:294, point 100 ; arrêt du 6 novembre 2003, Lindqvist, C-101/01, EU:C:2003:596, point 95 sqq. ; arrêt du 16 décembre 2008, Huber, C-524/06, EU:C:2008:724, point 51 sq. ; CJUE, arrêt du 24 novembre 2011, ASNEF et FECEMD, C-468/10 et C-469/10, EU:C:2011:777, point 28 sqq. ; arrêt du 7 novembre 2013, IPI, C-473/12, EU:C:2013:715, point 31 ; arrêt du 19 octobre 2016, Breyer, C-582/14, EU:C:2016:779, point 57 ; arrêt du 29 juillet 2019, Fashion ID, C-40/17, EU:C:2019:629, point 54 sq.). Par conséquent, la notion de nécessité visée à l’article 7, e) de la directive 95/46/CE et devant être concrétisée constitue une notion autonome du droit de l’Union qui doit recevoir une interprétation uniforme et ne saurait avoir un contenu variable selon les États membres (cf. CJCE, arrêt du 16 décembre 2008, Huber, C-524/06, EU:C:2008:724, point 52).

40

Pour l’heure, il n’est pas nécessaire de rechercher si ces considérations avancées par la Cour de justice suffisent en elles-mêmes pour étayer la supposition selon laquelle le régime juridique en question a été entièrement harmonisé ou si au contraire elles requièrent une base plus solide, eu égard aux indices contenus dans la directive et allant dans la direction opposée (cf. la considérant no 9, ainsi que l’article 5 de la directive 95/46/CE), car en tout état de cause, l’interprétation de la directive qu’avait avancée la Cour de justice a entre-temps été politiquement assumée et codifiée par le législateur de l’Union dans le règlement général sur la protection des données. Ce règlement n’était certes pas encore applicable au moment où le Tribunal régional supérieur a rendu la décision contestée, mais il avait déjà été définitivement adopté et était entré en vigueur conformément à son article 99, paragraphe 1. À la lumière du règlement général sur la protection des données, l’interprétation de la directive comme opérant une « harmonisation complète » des exigences matérielles en matière du traitement de données à caractère personnel peut être considérée comme suffisamment étayée.

41

bb) Sous le régime juridique actuel du règlement général sur la protection des données, il est a fortiori possible de considérer qu’une harmonisation complète a été établie, et en cas de cassation de la décision contestée et de renvoi de l’affaire devant le Tribunal régional supérieur, ce dernier aurait à appliquer les dispositions du règlement. Avec ce dernier, l’Union européenne a établi un régime juridique directement applicable dans tous les États membres, afin de contrer la fragmentation qui subsistait dans la mise en œuvre de la protection des données par les États membres et de mieux réaliser l’objectif d’un niveau de protection des données personnelles équivalent dans toute l’Union (cf. les considérants nos 9 et 10 du RGPD). Certes, le règlement général sur la protection des données contient lui aussi une disposition permettant aux États membres de prévoir des exemptions et des dérogations lorsqu’ils aménagent le « privilège des médias » (art. 85, para. 2, du RGPD) et offre également à d’autres égards aux États membres la possibilité – souvent assortie d’une obligation de notification – de prévoir des dispositions divergentes sur certains points précis. Toutefois, rien ne permet de conclure que de telles dispositions accordant une latitude aux États membres seraient déterminantes dans des cas tels qu’ils se présentent en l’espèce ou qu’elles permettraient d’écarter l’objectif du règlement d’instaurer un niveau de protection matérielle des données entièrement harmonisé.

42

b) Lors de l’application d’une réglementation entièrement harmonisée par le droit de l’Union, les normes déterminantes pour un contrôle ne sont en principe pas les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, mais uniquement ceux garantis par le droit de l’Union ; dans un tel cas, le droit de l’Union bénéfice d’une primauté d’application par rapport aux droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale (aa). Toutefois, ne sont pas affectées les réserves formulées pour des cas d’une érosion généralisée de la protection des droits fondamentaux par le droit de l’Union (bb).

43

aa) Conformément à la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale, les droits fondamentaux allemands ne sont pas applicables dans le cadre de l’appréciation de la validité de dispositions entièrement harmonisées par le droit de l’Union (cf. Recueil BVerfGE 73, 339 <387> ; 102, 147 <162 sqq.> ; 118, 79 <95 sqq.> ; 121, 1 <15> ; 123, 267 <335> ; 125, 260 <306 sq.> ; 129, 78 <103> ; 129, 186 <199>). La même solution s’impose également en ce qui concerne l’application concrète d’une telle réglementation entièrement harmonisée.

44

Dans un tel cas, l’application des droits fondamentaux du droit de l’Union résulte alors du transfert de droits de souveraineté à l’Union européenne conformément à l’article 23, alinéa 1, 2e phrase, LF. Lorsque, dans le cadre de ces compétences, l’Union adopte une réglementation qui s’applique dans toute l’Union et qui doit être appliquée de manière uniforme, la protection des droits fondamentaux à assurer lorsque cette réglementation est mise en œuvre doit elle aussi être appliquée de manière uniforme. Cette protection des droits fondamentaux est assurée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Dans de tels cas de figure, les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale ne s’appliquent pas, car leur application irait à l’encontre de l’objectif visé d’une harmonisation du droit. Il est certes possible que dans des domaines non entièrement harmonisés et admettant une certaine diversité des régimes de protection des droits fondamentaux, le niveau de protection garanti par les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale englobe celui exigé par la Charte (cf. Cour constitutionnelle fédérale, arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 16/13 -, point 50 sqq., point 55 sqq.). Toutefois, dans les domaines du droit entièrement harmonisés par le droit de l’Union, il n’est pas possible de présumer que le niveau de protection de la Charte est également assuré par une application des droits fondamentaux allemands. Dans de tels cas, le droit de l’Union exige justement une application uniforme du droit, ce qui fait d’emblée obstacle à ce que les normes des différents États membres en matière de protection des droits fondamentaux puissent être appliquées, car une telle situation conduirait à une application hétérogène des dispositions du droit harmonisé. Pour l’heure, il n’est pas possible de considérer qu’il existe – outre la Convention européenne des droits de l’homme, qui constitue un fondement commun qui rapproche les normes nationales en matière de protection des droits fondamentaux mais ne vise pas à les harmoniser – des normes concordantes en matière des droits fondamentaux. À cet égard, il convient de prendre en compte l’entrelacement de la Charte avec des ordres juridiques fort hétérogènes qui, souvent, diffèrent les uns des autres également dans le domaine de la protection des droits fondamentaux. Ces divergences vont du contour extérieur et de l’institutionnalisation de la protection des droits fondamentaux, en passant par les exigences en matière de restrictions des droits fondamentaux en ce qui concerne la pondération de l’intérêt général ou encore la manière de résoudre des conflits d’appréciation entre différents droits fondamentaux, jusqu’aux conceptions fondamentales sur la question de décider dans quelle mesure et à quel degré d’intensité un contrôle juridictionnel à l’aune des droits fondamentaux est admis, voire requis. Ces divergences constituent le reflet des différences, aux causes multiples, en ce qui concerne la situation des États membres respectifs, une situation qui, notamment, est le produit des expériences historiques de chaque pays.

45

Il ne peut être présumé que la Charte des droits fondamentaux, dans la mesure où elle vise à instaurer dans les domaines entièrement harmonisés par le droit de l’Union une protection des droits fondamentaux égale dans tous les États membres, s’aligne justement sur la Loi fondamentale et que la protection des droits fondamentaux qu’elle vise correspond donc à tous égards à celle instaurée par la Loi fondamentale (cf. également Cour constitutionnelle fédérale, arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 16/13 -, point 62). Cette constatation vaut d’autant plus que la protection des droits fondamentaux en Allemagne repose sur une longue tradition d’une jurisprudence très riche en matière des droits fondamentaux, une jurisprudence qui est née sur le fondement de larges prérogatives de la Cour constitutionnelle fédérale dans le domaine du contentieux constitutionnel et qui concrétise les droits fondamentaux spécifiquement dans le contexte de l’ordre juridique allemand. Interpréter à l’aune des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale des dispositions entièrement harmonisées par le droit de l’Union risquerait alors de transposer hâtivement au droit de l’Union des normes dégagées en droit interne – ce qui aboutirait à son tour au risque que ces normes soient perçues comme normes s’appliquant également dans les autres États membres.

46

Dès lors – et indépendamment de la manière dont cette question est traitée dans les autres États membres – force est de constater en ce qui concerne l’ordre juridique établi par la Loi fondamentale que les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union et les droits fondamentaux nationaux constituent des régimes juridiques autonomes. La norme de référence pour le contrôle de l’application concrète par les autorités administratives et les juridictions nationales de dispositions du droit de l’Union entièrement harmonisées est la Charte des droits fondamentaux.

47

bb) Le fait que les droits fondamentaux allemands se trouvent écartés comme norme de référence pour le contrôle opéré repose uniquement sur la reconnaissance de la primauté d’application du droit de l’Union (cf. Recueil BVerfGE 123, 267 <398 sqq.> ; 126, 286 <301 sq.> ; 129, 78 <99> ; 140, 317 <335 sqq., point 37 sqq.> et les références qui y sont citées), et il n’affecte pas la validité en tant que telle des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. Ces droits demeurent en vigueur et sont juste pour ainsi dire mis au repos. Par conséquent, la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale n’admet une primauté d’application du droit de l’Union qui écarte l’opération d’un contrôle à l’aune des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale que sous la réserve que la protection assurée alors par les droits fondamentaux de l’Union possède une efficacité suffisante (cf. Recueil BVerfGE 73, 339 <376, 387> ; 102, 147 <162 sqq.> ; 118, 79 <95> ; 129, 186 <199> ; jurisprudence constante). Étant donné que la Loi fondamentale place au centre de l’ordre juridique qu’elle établit l’individu et ses droits fondamentaux, qu’elle déclare intangibles la substance de ces droits fondamentaux et le noyau dur de la dignité humaine (cf. art. 19, al. 2, et art. 79, al. 3, LF) et qu’elle assure cette protection y compris en ce qui concerne les traités européens (cf. art. 23, al. 1, 3e phrase, LF), le droit de l’Union ne peut se superposer aux droits garantis par les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale que pour autant que la substance de ces derniers demeure intacte. Dès lors, il est impératif que la protection offerte par la Charte soit essentiellement équivalente à la protection des droits fondamentaux jugée indispensable par la Loi fondamentale et notamment qu’elle garantisse de manière générale la substance des droits fondamentaux (cf. Recueil BVerfGE 73, 339 <376, 387> ; 102, 147 <162 sqq.> ; 118, 79 <95> ; 129, 186 <199> ; jurisprudence constante). À cet égard, il est dès lors déterminant de procéder à une appréciation générale au regard du droit fondamental allemand concrètement concerné.

48

En l’état actuel du droit de l’Union – surtout sous le régime de la Charte – et conformément à la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale, il convient de considérer que ces conditions sont en principe remplies (cf. Recueil BVerfGE 73, 339 <387> ; 102, 147 <162 sqq.> ; 118, 79 <95 sqq.> ; 129, 186 <199> ; jurisprudence constante). À cet égard, les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale ne constituent alors qu’un mécanisme de sauvegarde. Si ce dernier est invoqué au moyen d’un recours constitutionnel, ce recours doit alors satisfaire à des exigences très strictes en matière de motivation (cf. Recueil BVerfGE 102, 147 <164>).

49

Les autres réserves formulées par la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale en matière de contrôle d’actes ultra vires et de contrôle du respect de l’identité constitutionnelle de l’Allemagne (cf. Recueil BVerfGE 123, 267 <353 sq.> ; 126, 286 <302 sqq.> ; 134, 366 <382 sqq., point 22 sqq.> ; 140, 317 <336 sq., point 42 sq.> ; 142, 123 <194 sqq., point 136 sqq.> ; 146, 216 <252 sqq., point 52 sqq.> ; Cour constitutionnelle fédérale, jugement de la seconde chambre du 30 juillet 2019 – 2 BvR 1685/14 e.a. –, point 120 sqq.) ne sont en revanche pas affectées dans le cadre de la présente affaire.

50

2. Dans la mesure où les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale se trouvent écartés par la primauté d’application du droit de l’Union, la Cour constitutionnelle fédérale contrôle l’application de ce droit par les autorités allemandes à l’aune des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union (pour un contrôle de constitutionnalité opéré sur le fondement de la Charte des droits fondamentaux, cf. Cour constitutionnelle autrichienne, décision du 14 mars 2012, U 466/11 e.a., AT:VFGH:2012:U466.2011, point. 5.5 ; cf. également Cour constitutionnelle de Belgique, décision du 15 mars 2018, No29/2018, B.9., B.10.5., B.15. sqq. ; Conseil constitutionnel français, décision du 26 juillet 2018, No 2018-768 DC, points 10, 12 et 38 ; Cour constitutionnelle italienne, décision du 23 janvier 2019, No 20/2019, IT:COST:2019:20, points 2.1 et 2.3).

51

a) Jusqu’à présent, la Cour constitutionnelle fédérale n’a jamais explicitement envisagé dans sa jurisprudence d’opérer un contrôle à l’aune des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union. Dans les cas où elle a reconnu une primauté d’application du droit de l’Union et écarté l’application des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, elle s’est abstenue de procéder à un contrôle du respect des droits fondamentaux et a indiqué que ce contrôle revenait aux juridictions ordinaires, en coopération avec la Cour de justice européenne. Cette jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale portait sur des types de cas dans lesquels se posait – directement ou indirectement – la question de la validité de dispositions du droit de l’Union. Il s’agissait de cas où la Cour constitutionnelle fédérale devait trancher la question de savoir si elle pouvait se prononcer sur la validité de certaines décisions (cf. par exemple Recueil BVerfGE 129, 186 <198 sq.> - loi relative aux aides aux investissements) ou de certaines normes juridiques (cf. par exemple Recueil BVerfGE 73, 339 <374 sqq.> - Solange II; 102, 147 <160 sqq.> - règlement du marché de la banane) de l’Union elle-même ou encore sur la validité de dispositions juridiques allemandes transposant en droit national des normes contraignantes du droit de l’Union (cf. par exemple Recueil BVerfGE 118, 79 <95 sq.> et les références qui y sont citées - échange de quotas d’émission). Étant donné que la censure et l’annulation de dispositions du droit de l’Union relèvent de la compétence exclusive de la Cour de justice européenne, la Cour constitutionnelle fédérale s’est dans de tels cas entièrement abstenue de procéder à un examen du respect des droits fondamentaux. Dans la cadre de la présente affaire, il n’y a pas lieu de trancher la question de savoir si cette jurisprudence doit être maintenue dans de tels types de cas.

52

En effet, dans le cas de l’espèce, il ne s’agit pas d’examiner la validité ou l’applicabilité d’une disposition du droit de l’Union, mais l’application correcte de dispositions entièrement harmonisées du droit de l’Union à la lumière des droits fondamentaux garantis par la Charte et devant être précisés dans leur portée en ce qui concerne le cas particulier. Le recours constitutionnel porte sur le contrôle de la décision d’une juridiction ordinaire allemande afin de déterminer si cette décision a satisfait aux exigences à prendre en compte en vertu de la Charte lorsque la juridiction en question devait appliquer le droit de l’Union. Du moins dans de tels cas, la Cour constitutionnelle fédérale ne peut s’abstenir de procéder à un contrôle du respect des droits fondamentaux ; il lui appartient au contraire d’assurer une protection de ces droits à l’aune des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union.

53

b) La compétence de la Cour constitutionnelle fédérale pour assurer le respect des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union découle ici de l’article 23, alinéa 1, LF, combiné aux dispositions de la Loi fondamentale relatives aux compétences de la Cour constitutionnelle fédérale dans le domaine de la protection des droits fondamentaux. Conformément à sa fonction d’assurer une protection complète des droits fondamentaux contre les actes de la puissance publique allemande, la Cour constitutionnelle fédérale assume sa responsabilité dans le cadre du processus d’intégration européenne (Integrationsverantwortung) en vertu de l’article 23, alinéa 1, 1re phrase, LF, lorsqu’elle opère, dans le cadre d’un recours constitutionnel sur le fondement de l’article 93, alinéa 1, no 4a, LF et dans un domaine entièrement harmonisé par le droit de l’Union, un contrôle du respect des droits garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

54

aa) Selon l’article 23, alinéa 1, LF, l’Allemagne contribue à l’édification d’une Europe unie et peut à cet effet transférer des droits de souveraineté à l’Union européenne. Avec les traités régissant l’Union européenne, la République fédérale a, ensemble avec les autres États membres, transféré à l’Union des droits de souveraineté qui attribuent à cette dernière la compétence d’adopter ses propres actes juridiques. Ensemble, les États membres ont également élaboré la Charte des droits fondamentaux qui encadre le droit de l’Union et les prérogatives attribuées à celle-ci. Sur ce fondement, les lois d’approbation des traités ont ouvert l’ordre juridique allemand au droit de l’Union, et cet ordre juridique national reconnaît l’applicabilité directe en droit interne des actes juridiques de l’Union. Ainsi, l’ordre juridique allemand respecte-t-il en principe également la revendication du droit de l’Union de primer sur le droit national, y compris sur le droit constitutionnel allemand (cf. Recueil BVerfGE 129, 78 <100> ; 142, 123 <187, point 118> et les références qui y sont citées).

55

L’ouverture pour le droit européen prévue par l’article 23, alinéa 1, LF ne signifie pas que la puissance publique allemande cesse d’assumer la responsabilité pour les matières transférées à l’Union, mais au contraire que la République fédérale contribue au développement de ces matières. Ce qui est visé par cette disposition est une forte imbrication des instances prenant les décisions, ce qui correspond à ce que prévoient les traités relatifs à l’Union, selon lesquels la mise en œuvre du droit de l’Union ne revient que de manière limitée aux institutions de l’Union elles-mêmes, mais dans une large mesure aux États membres. En droit interne, le droit de l’Union est appliqué en principe conformément aux normes de la Loi fondamentale régissant l’organisation de l’État. Ainsi, en ce qui concerne la participation de la République fédérale d’Allemagne à l’Union européenne, tous les organes de l’État assument une responsabilité dans le cadre du processus d’intégration européenne (à cet égard, cf. également Recueil BVerfGE 123, 267 <356> ; 142, 123 <180, point 98> ; Cour constitutionnelle fédérale, jugement de la seconde chambre du 30 juillet 2019 – 2 BvR 1685/14 e.a. –, point 141 sqq.). Selon les règles générales en la matière, ce sont en particulier les parlements, à l’échelon fédéral comme à celui des Länder, le gouvernement fédéral et les gouvernements des Länder, ainsi que les administrations publiques, qui, selon les normes attributives de compétence dans le cadre de l’organisation fédérale de l’État, sont compétents pour la mise en œuvre de cette responsabilité.

56

Il en va de même en ce qui concerne les tribunaux. Les juridictions compétentes en vertu des lois générales relatives à l’organisation des tribunaux sont tenues d’appliquer, selon les règles du code de procédure applicable dans leur domaine, le droit de l’Union à effet direct ainsi que le droit de l’Union transposé en droit national – qu’il s’agisse de dispositions directement applicables adoptées par l’Union elle-même ou de dispositions de droit interne adoptées en raison d’exigences du droit de l’Union.

57

bb) Selon ce qui précède, il appartient alors à la Cour constitutionnelle fédérale d’intégrer au besoin les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union dans les normes de référence pour l’opération d’un contrôle de constitutionnalité de la jurisprudence des juridictions ordinaires.

58

(1) Garantir une protection efficace des droits fondamentaux fait partie des fonctions essentielles de la Cour constitutionnelle fédérale. Cette fonction se manifeste particulièrement dans le cadre des recours constitutionnels dirigés contre une décision de justice, qui marquent particulièrement le travail quotidien de la Cour. Le recours constitutionnel a délibérément été conçu de manière étendue et complète par le constituant : Conformément à l’article 93, alinéa 1, no 4a, LF, toute personne qui estime avoir été lésée par la puissance publique dans l’un de ses droits fondamentaux a le droit d’agir au moyen d’un tel recours, et tout acte de la puissance publique est susceptible de faire l’objet d’un recours constitutionnel. Le recours constitutionnel en tant qu’instrument à la disposition du citoyen vise donc à assurer une protection complète à l’encontre de la puissance publique allemande quelle qu’en soit la manifestation.

59

(2) De nos jours, les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union font eux aussi partie de la protection des droits fondamentaux à assurer à l’encontre de la puissance publique allemande. Ils sont applicables en droit interne conformément à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte et assurent une fonction équivalente à celle des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. Intégrés dans un catalogue complet de droits fondamentaux, ils assurent, de par leur contenu et leur force contraignante la même fonction à l’égard du droit de l’Union et de l’interprétation de ce dernier que les droits fondamentaux allemands exercent pour le droit sous la Loi fondamentale. Dans le cadre de leur champ d’application, leur objectif est d’assurer la liberté et l’égalité des citoyens et ils priment – une primauté imposée le cas échéant par les juridictions – sur toute forme d’action régie par le droit de l’Union, indépendamment du type d’acte juridique et de l’autorité qui l’a édicté. Déjà avec son préambule, la Charte s’inscrit dans la tradition des droits inviolables et inaliénables de l’homme et, dans cette lignée, ses articles 52 et 53 lient son interprétation à la Convention européenne des droits de l’homme. Dès lors, elle invoque la même tradition dans laquelle l’article 1, alinéa 2, LF inscrit les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale.

60

(3) Si les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union n’étaient pas intégrés parmi les normes de référence pour le contrôle de constitutionnalité opéré par la Cour constitutionnelle fédérale, la protection des droits fondamentaux à l’encontre de l’application du droit par les juridictions ordinaires demeurerait incomplète en l’état actuel du droit de l’Union. Cette constatation vaut en particulier en ce qui concerne les matières entièrement déterminées par le droit de l’Union. Étant donné que dans ces matières une application des droits fondamentaux allemands est en principe exclue, une protection des droits fondamentaux par une juridiction constitutionnelle ne peut être assurée dans de tels cas que si la Cour constitutionnelle fédérale a recours aux droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union comme normes de référence pour l’examen de l’application du droit par les juridictions ordinaires. Si elle se retirait de la protection des droits fondamentaux dans de tels domaines, la Cour constitutionnelle fédérale serait de moins en moins en mesure d’assurer sa fonction plus le droit de l’Union s’enrichit de réglementations. Par conséquent, la garantie d’une protection complète des droits fondamentaux exige que les droits fondamentaux du droit de l’Union soient pris en compte également dans les cas de figure où le niveau de protection prévu par la Charte engendre, dans des domaines non entièrement harmonisés par le droit de l’Union, exceptionnellement des exigences qui ne sont pas garanties par les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale (cf. Cour constitutionnelle fédérale, arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 16/13 -, point 67 sqq.).

61

La lacune dans la protection des droits fondamentaux lors de l’application des droits fondamentaux du droit de l’Union par les juridictions ordinaires n’est pas non plus palliée par l’existence de voies de recours à l’échelon de l’Union. Il n’existe pas de possibilité pour l’individu de contester directement devant la Cour de justice de l’Union européenne une violation des droits fondamentaux du droit de l’Union par une juridiction ordinaire d’un État membre.

62

(4) Le fait que déjà les juridictions ordinaires sont tenues d’assurer une protection efficace des droits fondamentaux de la Charte lorsqu’elles appliquent le droit de l’Union ne rend pas pour autant inutile l’inclusion des droits fondamentaux de la Charte parmi les normes de référence d’un contrôle de constitutionnalité opéré par la Cour constitutionnelle fédérale, car l’exercice efficace des fonctions de cette dernière comme prévu par la Loi fondamentale exige que la Cour constitutionnelle fédérale soit en mesure d’exercer également à l’encontre des juridictions ordinaires sa fonction de contrôler spécifiquement le respect des droits fondamentaux.

63

(a) Le recours constitutionnel est un instrument qui complète délibérément la protection juridique assurée par les juridictions ordinaires d’une dimension de contentieux constitutionnels qui sont tranchés par une juridiction constitutionnelle. Cet instrument vise à permettre un contrôle de l’activité des juridictions ordinaires supplémentaire et uniforme pour toute la Fédération et assuré par une juridiction spécialisée dans le domaine des droits fondamentaux. De cette manière, il est possible de préserver l’importance spécifique des droits fondamentaux à l’encontre du droit ordinaire et d’assurer en la matière une protection particulière des citoyens. Le fait que, de nos jours, la primauté d’application du droit de l’Union se superpose à la protection des droits fondamentaux assurée par le droit constitutionnel ne constitue pas de raison de fermer la voie du recours constitutionnel aux citoyens. Au contraire, il est conforme à l’esprit de la participation, prévue par l’article 23, alinéa 1, 1re phrase, LF, de la République fédérale d’Allemagne, et donc aussi de la Cour constitutionnelle fédérale, au développement de l’Union européenne d’étendre le champ d’application du recours constitutionnel également aux cas dans lesquels il s’agit d’assurer le respect des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union. Autrement, un contrôle de la conformité aux droits fondamentaux de l’application du droit par les juridictions ordinaires serait, en dehors du cas limité de l’article 267 TFUE, rendu impossible.

64

(b) À cet égard, il n’est pas non plus suffisant de contrôler l’action des juridictions ordinaires à l’aune du droit à l’accès au juge légal (art. 101, al. 1, 2nde phrase, LF ; cf. Recueil BVerfGE 147, 364 <378 sq., point 37> et les références qui y sont citées ; Cour constitutionnelle fédérale, jugement de la première chambre du 18 juillet 2018 - 1 BvR 1675/16 e.a. -, point 138 et les références qui y sont citées) et de se borner à vérifier si les juridictions ordinaires ont satisfait à leurs obligations de renvoi préjudiciel prévues par le droit de l’Union, car le recours constitutionnel garantit un contrôle complet du respect des droits fondamentaux, ce qui inclut l’examen de l’application correcte de ces droits dans un cas individuel. À cet égard, la responsabilité qui pèse sur les juridictions ordinaires en matière des droits fondamentaux ne se borne pas au respect de l’obligation de poser une question préjudicielle et donc d’obtenir de la clarté quant aux principes d’interprétation qu’elles doivent appliquer en vertu du droit de l’Union. En fait, même dans la mesure où l’interprétation des droits fondamentaux a été précisée, il leur appartient aussi de les appliquer dans le cas qu’elles ont à trancher. Lorsque les juridictions ordinaires appliquent le droit spécifique concerné à la lumière des droits fondamentaux, elles auront en règle générale à concilier différents droits fondamentaux, ce qui exige d’elles qu’elles procèdent à une mise en balance qui en prend en compte les circonstances de l’espèce et qui sera opérée de manière différente selon le cas.

65

Lorsque les juridictions ordinaires concrétisent ainsi la portée des droits fondamentaux, elles assument une responsabilité propre qu’elles ne peuvent transférer au moyen d’un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne. Au contraire, la Cour de justice, lorsqu’elle interprète les droits fondamentaux, formule des principes généraux qu’il est nécessaire d’appliquer au cas concret, et elle attend inversement des juridictions des États membres qu’elles mettent en œuvre ces principes et leur donnent une signification concrète, y compris dans des cas ultérieurs. À cette fin, la Cour de justice laisse aux juridictions des États membres parfois une marge considérable pour concrétiser les principes qu’elle a dégagés (cf. à titre d’exemple CJCE, arrêt du 6 novembre 2003, Lindqvist, C-101/01, EU:C:2003:596, points 86 sqq. et 90 ; CJUE, arrêt du 9 mars 2017, Manni, C-398/15, EU:C:2017:197, point 62 sq. ; arrêt du 27 septembre 2017, Puškár, C-73/16, EU:C:2017:725, point 72 ; cf. également l’arrêt du 19 octobre 2016, Breyer, C-582/14, EU:C:2016:779, point 62). Appliquée aux domaines entièrement harmonisés du droit de l’Union, cette marge accordée ne signifie toutefois nullement que la Cour de justice reconnaît une place à la diversité des régimes juridiques des États membres en la matière. Plutôt, la Cour de justice tient alors compte du fait que même dans les cas où l’application du droit est régie par l’esprit visant à assurer la cohérence et l’uniformité de ce droit dans toute l’Union, les droits fondamentaux ne peuvent pleinement déployer leur force protectrice de l’individu que si leur portée est précisée en tenant compte des spécificités et des faits du cas de l’espèce. Cette tâche incombe aux juridictions ordinaires des États membres.

66

En tant qu’organe garantissant une protection complète des droits fondamentaux en droit interne, il appartient à la Cour constitutionnelle fédérale de contrôler les juridictions ordinaires à cet égard. Cette fonction n’implique cependant pas uniquement l’opération d’un contrôle à l’aune de la disposition de l’article 101, alinéa 1, 2nde phrase, LF, mais également que les droits fondamentaux du droit de l’Union soient eux aussi inclus parmi les normes de référence du contrôle de constitutionnalité.

67

(5) Une telle prise en compte des droits fondamentaux du droit de l’Union n’est pas non plus interdite par les termes de la Constitution, notamment ceux de l’article 93, alinéa 1, no 4a, LF. Certes, malgré les termes ouverts employés par cette disposition, il résulte de ses origines qu’elle ne visait initialement que les droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale. Toutefois, étant donné que l’article 23, alinéa 1, 1re phrase, LF prévoit que la Cour constitutionnelle fédérale contribue, dans les limites de sa responsabilité dans le cadre du processus d’intégration européenne, à l’application du droit de l’Union, il en découle en même temps que la disposition de l’article 93, alinéa 1, no 4a, LF doit dès lors être entendue comme incluant dans son champ d’application la possibilité de contester une violation des droits garantis par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Dans la mesure où dans ses décisions antérieures – dont les circonstances concrètes ne concernaient de toute manière pas la Charte – la première chambre a indiqué de manière générale que des droits découlant du droit communautaire ne faisaient pas partie des droits fondamentaux dont une violation pouvait être contestée au moyen d’un recours constitutionnel formé sur le fondement de l’article 93, alinéa 1, no 4a, LF et du § 90, alinéa 1, de la loi relative à la Cour constitutionnelle fédérale (LCCF) (cf. Recueil BVerfGE 110, 141 <154 sq.> ; 115, 276 <299 sq.>), la chambre abandonne cette position dans la mesure dégagée ci-dessus (cf. supra, au point 60) en ce qui concerne l’application en droit interne des droits fondamentaux du droit de l’Union. À cet égard, un contrôle à l’aune de ces droits fondamentaux peut être opéré sans difficulté sur la base de la loi relative à la Cour constitutionnelle fédérale (cf. §§ 90 sqq. LCCF).

68

3. Dans la mesure où la Cour constitutionnelle fédérale procède à un contrôle à l’aune des droits fondamentaux de la Charte, elle opère ce contrôle en étroite coopération avec la Cour de justice de l’Union européenne.

69

a) En vertu de l’article 19, paragraphe 1, alinéa 1, 2nde phrase, TUE et de l’article 267 TFUE, la compétence pour une interprétation finale du droit de l’Union appartient à la Cour de justice. Font partie de cette compétence l’interprétation des droits fondamentaux de la Charte et le développement des principes qui doivent en être déduits pour leur application. À l’opposé, la compétence de contrôle revenant à la Cour constitutionnelle fédérale se borne à vérifier l’application correcte des droits fondamentaux de la Charte. Elle constitue dès lors une juridiction nationale de dernière instance au sens de l’article 267, paragraphe 3, TFUE, et elle est donc tenue de saisir la Cour de justice à titre préjudiciel (cf. CJCE, arrêt du 6 octobre 1982, Cilfit, C-283/81, EU:C:1982:335, point 21).

70

Une application des droits fondamentaux du droit de l’Union ne peut alors être envisagée que dans les cas où la Cour de justice a déjà précisé l’interprétation à leur donner ou lorsque les principes d’interprétation à appliquer s’imposent avec évidence – par exemple sur le fondement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle peut être déterminante également pour l’interprétation du contenu de la Charte dans un cas individuel (cf. art. 52, para. 3 et 4, de la Charte). Autrement, les questions à trancher doivent être renvoyées à titre préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne. Étant donné que dans les cas visés ici, les réponses aux questions d’interprétation seront en principe nécessaires pour rendre la décision sur le fond du recours, de tels renvois préjudiciels devront être envisagés nettement plus souvent que dans les cas où la Charte sera certes applicable parallèlement à la Loi fondamentale (Cour constitutionnelle fédérale, arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 16/13 -, point 43 sq.), mais où la Cour constitutionnelle fédérale exerce son contrôle – comme d’habitude – sur le fondement des droits fondamentaux allemands (cf. loc. cit., points 45 sqq. et 154).

71

Dans ce contexte, le recours à la jurisprudence rendue en droit interne au sujet des droits fondamentaux allemands ne permettra pas en principe de lever les doutes éventuels. Certes, la protection des droits fondamentaux offerte par la Loi fondamentale correspond souvent à celle assurée par la Charte, et les principes d’interprétation applicables sont souvent susceptibles d’être transposés d’un ordre juridique à l’autre. Cependant, eu égard à l’unité du droit de l’Union, la vigilance s’impose. En principe, l’interprétation doit être déduite directement des droits fondamentaux de la Charte eux-mêmes ou de la jurisprudence de la Cour de justice et reposer sur l’idée générale en matière des droits fondamentaux dans les États membres de l’Union. Il y aura un indice sérieux en faveur d’une obligation de poser une question préjudicielle dans les cas où, au-delà de cas isolés, des conceptions divergentes portant sur les droits fondamentaux du droit de l’Union se manifestent dans la pratique judiciaire des États membres. Eu égard à l’exigence de préserver l’unité du droit de l’Union, il appartient à la Cour de justice de l’Union européenne de résoudre de telles différences – de la même manière que la Cour de justice doit également dans d’autres cas être saisie selon l’article 267, paragraphe 3, TFUE lorsqu’il existe un doute relatif à l’interprétation des droits fondamentaux du droit de l’Union préalablement à leur application.

72

b) N’est en revanche pas déterminante pour rendre la décision sur le fond du présent recours la question de savoir si, dans la mesure où la Cour constitutionnelle fédérale en tant que juridiction de dernière instance au sens de l’article 267, paragraphe 3, TFUE est tenue de procéder à un renvoi préjudiciel, l’obligation d’un tel renvoi par les juridictions ordinaires s’efface ou si au contraire ces juridictions demeurent, en ce qui concerne des questions relatives à l’interprétation des droits fondamentaux du droit de l’Union, elles aussi liées par cette obligation dans la mesure où elles constituent la juridiction de dernière instance de leur ordre de juridiction respectif (cf. Recueil BVerfGE 147, 364 <378 sqq., point 37 sqq.>).

73

Si une telle obligation de saisir à titre préjudiciel est confirmée, cela aboutirait à ce que deux juridictions puissent être considérées parallèlement et en même temps comme juridiction de dernière instance au sens de l’article 267, paragraphe 3, TFUE. Toutefois, une telle situation ne semble pas évidente en ce qui concerne la coexistence d’une juridiction constitutionnelle et de juridictions ordinaires (cf. Cour constitutionnelle autrichienne, décision du 14 mars 2012, U 466/11 e.a., AT:VFGH:2012:U466.2011, point. 5.7, qui estime que le cas échéant, l’obligation d’un renvoi préjudiciel pèse uniquement sur elle-même ; allant dans le même sens, cf. CJUE, arrêt du 11 septembre 2014, A, C-112/13, EU:C:2014:2195, points 39 sqq. et 46). Eu égard à la nature particulière du recours constitutionnel en tant que voie de recours exceptionnelle, il n’est néanmoins pas exclu que la juridiction ordinaire de dernière instance dans le domaine du droit concerné doive être considérée également pour l’interprétation des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union comme étant en principe la dernière instance en droit interne.

74

Selon sa jurisprudence établie, la Cour constitutionnelle fédérale peut toujours, dans les cas où il existe un doute quant à l’interprétation des droits fondamentaux du droit de l’Union, examiner la manière dont la juridiction ordinaire de dernière instance a assumé son obligation de renvoi préjudiciel selon l’article 267, paragraphe 3, TFUE sur le fondement plus limité de l’article 101, alinéa 1, 2nde phrase, LF et vérifier si cette manière de procéder par la juridiction en question était encore soutenable (cf. Recueil BVerfGE 147, 364 <380 sqq., point 40 sqq.>). Si la Cour constitutionnelle fédérale conclut que l’article 101, alinéa 1, 2nde phrase, LF n’a pas été violé, elle examinera ensuite la conformité à la Charte des droits fondamentaux de l’interprétation par la juridiction ordinaire de la réglementation déterminée par le droit de l’Union et, le cas échéant, la Cour constitutionnelle fédérale sera elle-même amenée à poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne sur le fondement de l’article 267, paragraphe 3, TFUE.

75

Ne sont d’emblée pas affectés l’obligation des juridictions ordinaires au renvoi préjudiciel et le contrôle de leur action à l’aune de l’article 101, alinéa 1, 2nde phrase, LF dans les cas où les questions soulevées ne concernent pas les droits fondamentaux de la Charte. Par conséquent, lorsqu’il s’agit d’interpréter le droit de l’Union sans que les droits garantis par la Charte ne soient affectés, seules les juridictions ordinaires sont compétentes à cet égard, et elles devront, le cas échéant, procéder à un renvoi préjudiciel, étant donné qu’elles constituent les juridictions nationales de dernière instance dans le domaine concerné. Cette constatation vaut tant en ce qui concerne le droit primaire que le droit dérivé de l’Union européenne. Étant donné que la Cour constitutionnelle fédérale n’a pas de compétence pour opérer un contrôle à cet égard, elle se borne alors à vérifier uniquement si les juridictions ordinaires ont respecté le droit à l’accès au juge légal, droit qui découle directement de la Loi fondamentale (art. 101, al. 1, 2nde phrase, LF).

76

N’est également pas affectée la compétence des juridictions ordinaires de poser à la Cour de justice de l’Union européenne une question préjudicielle sur le fondement de l’article 267, paragraphe 2, TFUE, lorsqu’elles estiment qu’une question portant sur l’interprétation des droits fondamentaux de la Charte est déterminante pour rendre leur jugement.

77

4. Il résulte de ce qui précède que la question de déterminer les droits fondamentaux applicables – ceux consacrés par la Loi fondamentale ou ceux garantis par la Charte – dépend dans une large mesure de la distinction entre droit de l’Union entièrement harmonisé et droit de l’Union laissant une marge d’action aux États membres. Dans un tel contexte, des questions de délimitation peuvent se poser.

78

a) La question de déterminer si une réglementation a été entièrement harmonisée par le droit de l’Union dépend de l’interprétation du droit de l’Union ordinaire concerné. À cet égard, l’aspect d’une marge d’action laissée aux États membres doit être apprécié par rapport aux dispositions concrètement applicables et au contexte de cette application, mais non sur le fondement d’une considération générale du domaine concerné par la réglementation en question. Ainsi, lorsqu’est constaté en ce qui concerne une certaine matière du droit allemand que cette matière est entièrement déterminée par les dispositions d’une directive, cela ne signifie pas nécessairement que la même constatation s’applique également à toutes les autres matières relevant du champ d’application de cette directive (cf. Recueil BVerfGE 142, 74 <114, point 119> ; CJUE, arrêt du 29 juillet 2019, Spiegel Online, C-516/17, EU:C:2019:625, point 28 sqq. ; arrêt du 29 juillet 2019, Funke Medien NRW, C-469/17, EU:C:2019:623, point 40 ; arrêt du 29 juillet 2019, Pelham e.a., C-476/17, EU:C:2019:624, point 80 sqq.).

79

Ce qui précède ne remet toutefois pas en cause que le fait que la disposition en question fait partie d’une réglementation d’ensemble et que l’objectif poursuivi par cette réglementation doivent être pris en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier si une harmonisation complète est recherchée ou non. Dans le cadre d’une telle appréciation, la nature juridique de l’acte – directive ou règlement – peut également jouer un rôle, mais ne permet pas d’en tirer des conclusions définitives : Tout comme un règlement peut lui aussi prévoir une disposition accordant une marge d’action aux États membres, une directive peut contenir des exigences contraignantes et complètes. En règle générale, une réglementation devra être présumée entièrement harmonisée lorsqu’un règlement prévoit des dispositions complètes pour le domaine concerné. Dans de tels cas, le simple fait que le règlement admet dans des cas de figure particuliers et dans des limites étroites la possibilité de prévoir des dérogations, ne permet pas d’en déduire que les dispositions de ce règlement admettraient dans leur ensemble une marge des États membres. Des telles dispositions admettant une marge d’action n’accordent cette marge que dans la mesure qu’elles précisent, mais elles ne permettent pas de contrôler l’application de la réglementation dans son ensemble à l’aune des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale.

80

b) La question de déterminer si une marge d’action est accordée ne peut être tranchée aisément en ayant recours à la délimitation utilisée en droit allemand qui distingue entre « notions de droit indéterminées » (unbestimmte Rechtsbegriffe) et « discrétion » (Ermessen), une distinction à laquelle tant le droit de l’Union que celui d’autres États membres ne procèdent pas de la même manière que le droit allemand […]. Dès lors, il convient plutôt d’examiner la norme concernée du droit de l’Union et de s’interroger si elle vise à permettre une certaine diversité et des jugements de valeur divergents ou si au contraire son objectif, tout en tenant compte de manière suffisamment flexible de certaines circonstances de fait particulières, demeure d’assurer une application uniforme du droit (cf. CJUE, arrêt du 29 juillet 2019, Funke Medien NRW, C-469/17, EU:C:2019:623, point 40 et les références qui y sont citées).

81

c) La distinction entre droit de l’Union entièrement harmonisé et droit de l’Union laissant une marge d’action aux États membres est nécessaire pour identifier les droits fondamentaux applicables, à savoir ceux consacrés par la Loi fondamentale ou ceux garantis par la Charte. Dans la mesure où dans un cas particulier, il est possible de conclure que l’application de l’un comme de l’autre catalogue de droits fondamentaux ne conduit pas, dans le contexte concret, à des résultats différents, les juridictions ordinaires sont libres – conformément au droit de procédure général – de laisser ouvertes des questions difficiles visant à cerner le degré de l’harmonisation établie.

82

La conclusion d’une juridiction ordinaire selon laquelle le droit de l’Union à appliquer ne laisse aucune marge pour la mise en œuvre en droit interne est susceptible de méconnaître la portée et l’étendue des droits fondamentaux de la Loi fondamentale ; la Cour constitutionnelle fédérale ne se borne pas, dans de tels cas de figure, à vérifier simplement que la décision de la juridiction ordinaire n’est pas arbitraire (cf. Recueil BVerfGE 129, 78 <102 sq.>).

83

5. La qualité pour agir de la requérante repose sur une violation possible des droits qu’elle tient en vertu des articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. […]

84

Avec son recours constitutionnel, la requérante allègue une violation de son droit à l’épanouissement de la personnalité par la décision contestée. Elle expose de manière motivée que la mise à disposition, lors de recherches de son nom, des liens litigieux par la partie défenderesse, l’exploitant du moteur de recherche, affecte gravement l’organisation de ses liens sociaux, et va jusqu’à affecter sa vie privée. Sur le fond, la requérante conteste ainsi une atteinte portée à ses droits fondamentaux au respect de la vie privée et familiale et à la protection des données à caractère personnel, des droits garantis respectivement par les articles 7 et 8 de la Charte. Le fait que la requérante ait invoqué des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale et non ceux de la Charte est sans influence. Si un requérant désigne une norme incorrecte, mais détaille ses griefs sur le fond de manière motivée, le recours constitutionnel ne devient pas irrecevable du fait de cette erreur. L’application correcte du droit appartient à la Cour constitutionnelle fédérale.

III.

85

Il n’est pas nécessaire de solliciter une décision de l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle fédérale sur le fondement du § 16 LCCF.

86

1. La saisine de l’assemblée plénière est requise lorsqu’une chambre entend, à propos d’une question de droit, s’écarter de la conception juridique de l’autre chambre à ce sujet et que ladite conception est essentielle pour la décision de l’autre chambre (cf. Recueil BVerfGE 4, 27 <28> ; 77, 84 <104> ; 96, 375 <404> ; 112, 1 <23> ; 112, 50 <63> ; 132, 1 <3, point 10> ; jurisprudence constante). […]

87

2. Appréciée à l’aune de ce critère, la démarche de la première chambre consistant à s’appuyer sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne comme norme de référence pour l’examen du recours constitutionnel dirigé contre la décision du Tribunal régional supérieur ne conduit pas à s’écarter de conceptions juridiques sur lesquelles reposent de manière essentielle les décisions de la seconde chambre.

88

a) Le fait d’avoir étendu la portée du contrôle opéré par la Cour constitutionnelle fédérale pour y inclure parmi les normes de référence les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union ne conduit pas à s’écarter de la jurisprudence commune des deux chambres (cf. Recueil BVerfGE 73, 339 <387> ; 102, 147 <164> ; 118, 79 <95> ; 121, 1 <15> ; 123, 267 <335> ; 125, 260 <306> ; 129, 78 <103> ; 129, 186 <199>) qui avait été initiée par la seconde chambre dans sa décision dite « Solange II » (Recueil BVerfGE 73, 339).

89

La question soulevée dans ladite jurisprudence est uniquement de déterminer si et dans quelle mesure des dispositions du droit de l’Union et des dispositions de droit interne qui transposent des normes contraignantes du droit de l’Union peuvent être contrôlées à l’aune de la Loi fondamentale. Cette jurisprudence a précisé qu’en l’état du droit de l’Union, la réponse à cette question était en principe négative, mais qu’il fallait également formuler des réserves s’appliquant à certaines situations particulières. En revanche, la question de l’applicabilité des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union – et a fortiori de ceux de la Charte des droits fondamentaux qui n’est devenue obligatoire qu’en 2009 – n’a ni explicitement ni implicitement fait partie des considérations de cette jurisprudence, laquelle n’a dès lors apporté ni de réponse positive ni de réponse négative à cette question. Lorsque des recours constitutionnels allant dans ce sens ont été déclarés irrecevables, cette irrecevabilité ne reposait pas sur une affirmation indépendante tirée de cette jurisprudence selon laquelle les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union seraient inapplicables, mais constituait un effet automatique dû au fait que la Loi fondamentale n’était alors pas applicable.

90

Même en supposant que cette démarche aurait implicitement conduit à la conclusion que les droits fondamentaux du droit de l’Union n’étaient pas applicables, force est de constater que la jurisprudence précitée vise de toute manière des types de cas différents de celui dont il s’agit dans le cas de l’espèce : Tant la limitation de la portée de la protection offerte par les droits fondamentaux allemands que le traitement de recours constitutionnels allant dans ce sens comme irrecevables concernaient toujours des cas où la question soulevée était celle de la validité ou de l’applicabilité de dispositions du droit de l’Union. Le renoncement à un contrôle sur le fondement des droits fondamentaux allemands dans de tels cas était destiné à éviter que des décisions contraignantes de l’Union européenne puissent être remises en cause en invoquant le droit constitutionnel allemand. Dès lors, la seule affirmation essentielle pour le raisonnement suivi dans les décisions en question de la Cour constitutionnelle fédérale était celle selon laquelle la Cour d’une part n’exerçait pas de contrôle portant sur l’applicabilité de dispositions du droit communautaire respectivement de l’Union dérivé sur lesquelles les autorités administratives et les juridictions nationales ont fondé leurs actions et d’autre part n’examinait pas ces dispositions à l’aune des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale (cf. à titre d’exemple Recueil BVerfGE 73, 339 <387> ; 102, 147 <163>). En revanche, dans la présente affaire, le problème soulevé n’est pas celui d’une remise en cause de dispositions du droit de l’Union, mais de l’application correcte de ces dernières à la lumière de la teneur claire ou éclairée des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union. La jurisprudence rendue à ce jour par la seconde chambre ne concerne pas cette question directement ou implicitement.

91

b) Rien d’autre ne ressort de la décision de la seconde chambre du 15 décembre 2015 relative au mandat d’arrêt européen (cf. Recueil BVerfGE 140, 317 <334 sqq., point 35 sqq.> - contrôle du respect de l’identité constitutionnelle I). Cette décision ne portait pas sur l’application des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union, mais sur la portée de la réserve formulée en matière de l’identité constitutionnelle de l’Allemagne, une question qui ne fait pas l’objet de la présente affaire. […]

92

c) La présente décision ne s’écarte pas non plus de la position retenue dans la décision de la seconde chambre du 19 décembre 2017 relative aux extraditions (cf. Recueil BVerfGE 147, 364 <378 sqq., point 35 sqq.>). Les considérations essentielles sur lesquelles repose cette décision concernent l’obligation des juridictions ordinaires de dernière instance de procéder à un renvoi préjudiciel lorsque se posent des questions relatives à l’interprétation des droits fondamentaux du droit de l’Union (cf. supra, au point 72 sqq.). […]

93

d) L’inclusion des droits fondamentaux du droit de l’Union parmi les normes de référence d’un contrôle de constitutionnalité ne conduit pas non plus à s’écarter de la jurisprudence de la seconde chambre dans sa décision du 28 janvier 2014 relative à la taxe prévue par la loi sur les aides publiques au cinéma (cf. Recueil BVerfGE 135, 155 <229, point 172>) […]. Dans cette décision, la seconde chambre a statué uniquement sur la question de savoir si la Cour constitutionnelle fédérale était compétente pour opérer un contrôle sur le fondement des dispositions du droit de l’Union en matière d’aides publiques. La présente décision ne s’en écarte pas, elle traite uniquement de la question de la compétence pour procéder à un contrôle à l’aune des droits fondamentaux du droit de l’Union.

C.

94

Le recours constitutionnel est infondé.

I.

95

1. Le recours de la requérante est dirigé contre la décision rendue par une juridiction civile à l’occasion d’un litige entre la requérante et l’exploitant d’un moteur de recherche en tant que partie défenderesse. La décision critiquée du Tribunal régional supérieur repose pour l’essentiel sur les dispositions des §§ 29 et 35 de la loi fédérale relative à la protection des données dans sa rédaction antérieure, des dispositions qui, conformément à la législation en vigueur à ce moment, transposaient en droit allemand les dispositions des articles 7, f), 12, b) et 14 de la directive 95/46/CE. Les dispositions de cette directive harmonisant entièrement le niveau matériel de protection à assurer, ainsi que la réglementation de droit interne transposant cette directive doivent être appréciées à la lumière de la Charte (cf. CJUE, arrêt du 24 novembre 2011, ASNEF et FECEMD, C-468/10 et C-469/10, EU:C:2011:777, point 40 sqq. ; arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, point 68 ; arrêt du 11 décembre 2014, Ryneš, C-212/13, EU:C:2014:2428, point 29 ; arrêt du 6 octobre 2015, Schrems, C-362/14, EU:C:2015:650, point 38 ; arrêt du 9 mars 2017, Manni, C-398/15, EU:C:2017:197, point 39 ; arrêt du 24 septembre 2019, GC e.a., C-136/17, EU:C:2019:773, point 53 ; arrêt du 24 septembre 2019, Google [Portée territoriale], C-507/17, EU:C:2019:772, point 45 ; Vedsted-Hansen, in: Peers/Hervey/Kenner/Ward, The EU Charter of Fundamental Rights, 2014, point 07.72A).

96

À l’instar des droits fondamentaux consacrés par la Loi fondamentale, ceux garantis par la Charte n’offrent une protection pas seulement dans les relations entre l’individu et l’État, mais également lors de litiges de droit privé (cf. CJCE, arrêt du 29 janvier 2008, Promusicae, C-275/06, EU:C:2008:54, point 65 sqq. ; arrêt du 16 juillet 2015, Coty Germany, C-580/13, EU:C:2015:485, point 33 sqq. ; arrêt du 29 juillet 2019, Spiegel Online,  C-516/17, EU:C:2019:625, point 51 sqq. ; à ce sujet, cf. également Streinz/Michl, Europäische Zeitung für Wirtschaftsrecht -EuZW 2011, S. 384 <385 sqq.>; Frantziou, Human Rights Law Review - HRLR 2014, p. 761 <771>; Fabbrini, in : de Vries/Bernitz/Weatherill, The EU Charter of Fundamental Rights as a Binding Instrument, 2015, p. 261 <275 sqq.>; Lock, in : Kellerbauer/Klamert/Tomkin, The EU Treaties and the Charter of Fundamental Rights, 2019, art. 8 de la Charte, point 5). Cette constatation vaut en particulier en ce qui concerne les articles 7 et 8 de la Charte auxquels la Cour de justice de l’Union européenne se réfère régulièrement pour l’interprétation du droit spécifique de l’Union et ce, indépendamment de la nature juridique du litige qui y donne lieu. Cette démarche s’inscrit dans la logique de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme que la jurisprudence constante de la Cour des droits de l’homme fait jouer également dans le cadre de litiges entre personnes privées. En se basant sur les dispositions du droit spécifique concerné, il convient alors de procéder à une conciliation entre les droits fondamentaux de l’une des partie avec les droits fondamentaux de l’autre partie qui entrent en conflit (cf. CJCE, arrêt du 29 janvier 2008, Promusicae, C-275/06, EU:C:2008:54, point 68 ; arrêt du 16 décembre 2008, Satakunnan Markkinapörssi et Satamedia, C-73/07, EU:C:2008:727, point 53 ; arrêt du 24 novembre 2011, ASNEF et FECEMD, C-468/10 et C-469/10, EU:C:2011:777, point 43 ; arrêt du 29 juillet 2019, Spiegel Online, C-516/17, EU:C:2019:625, points 38 et 42). Conformément à la liberté égale dont jouissent sur le plan du droit privé celui qui traite des données et les personnes concernées par ce traitement des données, la protection des droits fondamentaux s’opère suite à une mise en balance des intérêts opposés.

97

À cet égard, l’interprétation du droit de l’Union n’est pas opérée sur le fondement d’une doctrine de « l’effet horizontal des droits fondamentaux » (mittelbare Drittwirkung) comme c’est le cas en droit allemand (cf. Cour constitutionnelle fédérale, arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 16/13 -, point 76 sq.). Au final, les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union déploient un effet similaire en ce qui concerne les relations entre personnes privées. Les droits fondamentaux protégés par la Charte peuvent, dans un cas individuel, produire un effet sur le droit privé.

98

2. Du côté de la requérante, les droits fondamentaux concernés sont le droit au respect de la vie privée et familiale et le droit à la protection des données à caractère personnel garantis respectivement par les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux.

99

L’article 7 de la Charte garantit à l’individu le droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa communication, et l’article 8 assure le droit à la protection des données personnelles. Ces garanties correspondent à celles consacrées par l’article 8 CEDH, lequel protège le droit au respect de la vie privée et familiale, l’inviolabilité du domicile et le secret des correspondances – ce qui inclut notamment une protection contre le traitement de données à caractère personnel (cf. CJUE, arrêt du 8 avril 2014, Digital Rights Ireland et Seitlinger e.a., C-293/12 et C-594/12, EU:C:2014:238, points 35, 47 et 54 sq. ; Cour constitutionnelle autrichienne, décision du 27 juin 2014, G 47/12 e.a., AT:VFGH:2014:G47.2012, point 146 ; Marauhn/Thorn, in : Dörr/Grote/Marauhn, EMRK/GG Konkordanzkommentar, 2e éd. 2013, chap. 16, point 29 sqq. ; Kranenborg, in : Peers/Hervey/Kenner/Ward, The EU Charter of Fundamental Rights, 2014, point 08.50; Fabbrini, in : de Vries/Bernitz/Weatherill, The EU Charter of Fundamental Rights as a Binding Instrument, 2015, p. 261 <266 sq.> ; Docksey, International Data Privacy Law - IDPL 2016, p. 195 <196 sqq.> ; Meyer-Ladewig/Nettesheim, in : Meyer-Ladewig/Nettesheim/von Raumer, EMRK, 4e éd. 2017, art. 8, point 32 sqq. ; Kühling/Raab, in : Kühling/Buchner, DS-GVO/BDSG, 2e éd. 2018, Einführung point 17 sqq. ; Lock, in : Kellerbauer/Klamert/Tomkin, The EU Treaties and the Charter of Fundamental Rights, 2019, art. 7 de la Charte, point 1). Les droits protégés respectivement par les articles 7 et 8 de la Charte sont à cet égard étroitement liés et, dans la mesure où est concerné le traitement de données à caractère personnel, ces deux droits fondamentaux contiennent une garantie homogène (cf. CJUE, arrêt du 9 novembre 2010, Volker et Markus Schecke et Eifert, C-92/09 et C-93/09, EU:C:2010:662, point 47 ; arrêt du 24 novembre 2011, ASNEF et FECEMD, C-468/10 et C-469/10, EU:C:2011:777, points 40 et 42 ; arrêt du 17 octobre 2013, Schwarz, C-291/12, EU:C:2013:670, points 39 et 46 ; arrêt du 2 octobre 2018, Ministerio Fiscal, C-207/16, EU:C:2018:788, Rn. 51 ; Cour constitutionnelle de Belgique, décision du 11 juin 2015, No 84/2015, B.11 ; Korkein hallinto-oikeus [Cour suprême administrative de Finlande], décision du 15 août 2017, No 3736/3/15, FI:KHO:2017:T3872 ; Cour suprême irlandaise, décision du 18 juin 2014, [2014] IEHC 310, point 58). Cela vaut en particulier en ce qui concerne la protection des personnes concernées contre l’affichage d’informations personnelles parmi les résultats d’une recherche lancée au moyen d’un moteur de recherche (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, points 69 et 80 ; arrêt du 24 septembre 2019, GC e.a., C-136/17, EU:C:2019:773, point 44 ; arrêt du 24 septembre 2019, Google [Portée territoriale], C-507/17, EU:C:2019:772, point 45).

100

Les articles 7 et 8 de la Charte offrent une protection contre le traitement de données à caractère personnel et exigent le « respect de la vie privée ». La notion des données à caractère personnel inclut – comme l’entend également le droit constitutionnel allemand découlant de l’article 2, alinéa 1, combiné à l’article 1, alinéa 1, LF – toutes les informations relatives à une personne physique identifiée ou susceptible d’être identifiée (cf. CJUE, arrêt du 9 novembre 2010, Volker et Markus Schecke et Eifert, C-92/09 et C-93/09, EU:C:2010:662, point 52 ; arrêt du 24 novembre 2011, ASNEF et FECEMD, C-468/10 et C-469/10, EU:C:2011:777, point 42 ; au sujet de la Loi fondamentale, cf. Recueil BVerfGE 150, 244 <265, point 40> et les références qui y sont citées). Ainsi, le droit au respect de la vie privée ne doit pas être entendu dans un sens étroit, et il ne se limite notamment pas à la protection d’informations strictement personnelles ou à caractère sensible (cf. CJCE, arrêt du 20 mai 2003, Österreichischer Rundfunk e.a., C-465/00, C-138/01 et C-139/01, EU:C:2003:294, points 73 et 75 ; à ce sujet, cf. également Lock, in : Kellerbauer/Klamert/Tomkin, The EU Treaties and the Charter of Fundamental Rights, 2019, art. 7 de la Charte, point 5). En particulier, les activités professionnelles ou commerciales ne sont pas exclues de la notion de vie privée (cf. CJCE, arrêt du 14 février 2008, Varec, C-450/06, EU:C:2008:91, point 48 ; arrêt du 9 mars 2017, Manni, C-398/15, EU:C:2017:197, point 34).

101

Les articles 7 et 8 de la Charte protègent ainsi l’épanouissement libre et autonome de la personnalité contre le traitement de données par des tiers. Pour cerner les exigences découlant de ces dispositions, il est généralement possible, en vertu de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, de se référer à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (cf. CJUE, arrêt du 22 décembre 2010, DEB, C-279/09, EU:C:2010:811, point 35).

102

3. Du côté des droits de la partie défenderesse, l’exploitant du moteur de recherche, doit être prise en compte la liberté d’entreprise garantie par l’article 16 de la Charte (a). En revanche, l’exploitant du moteur de recherche ne saurait invoquer l’article 11 en ce qui concerne l’affichage des résultats de recherches lancées à l’aide de ce moteur de recherche (b). Cependant, doivent être pris en compte les droits fondamentaux de tiers susceptibles d’être directement affectés par un litige comme celui de l’espèce, c’est-à-dire, dans la présente affaire, la liberté d’expression des fournisseurs de contenu (c). Finalement, il faut prendre en considération l’intérêt des utilisateurs d’Internet en matière d’information (d).

103

a) La liberté d’entreprise garantit aux personnes de poursuivre leurs intérêts économiques au moyen de l’offre de produits et de prestations de services. La protection offerte par l’article 16 de la Charte englobe la liberté d’exercer une activité économique ou commerciale, la liberté contractuelle et la libre concurrence (cf. CJUE, arrêt du 17 octobre 2013, Schaible, C-101/12, EU:C:2013:661, point 25 ; Everson/Correia Gonçalves, in: Peers/Hervey/Kenner/Ward, The EU Charter of Fundamental Rights, 2014, point 16.34 sqq.). L’exploitation d’un moteur de recherche fait partie de ces activités (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, points 81 et 97 ; Haute Cour de justice d’Angleterre et du Pays de Galles [Division du Banc de la Reine], décision du 13 avril 2018, [2018] EWHC 799 [QB], point 34).

104

La partie défenderesse, l’exploitant du moteur de recherche, bénéficie de la protection offerte par l’article 16 de la Charte. En effet, les droits fondamentaux du droit de l’Union ne protègent pas uniquement les personnes physiques, mais également les personnes morales (cf., au sujet de l’article 47 de la Charte, CJUE, arrêt du 22 décembre 2010, DEB, C-279/09, EU:C:2010:811, point 38 sqq. ; au sujet des articles 7 et 8 de la Charte, cf. CJUE, arrêt du 9 novembre 2010, Volker et Markus Schecke et Eifert, C-92/09 et C-93/09, EU:C:2010:662, point 53 ; à cet égard, cf. également Oliver, in : de Vries/Bernitz/Weatherill, The EU Charter of Fundamental Rights as a Binding Instrument, 2015, p. 287 <292 sqq. et 301 sqq.> ; en particulier quant à l’article 16 de la Charte, cf. Wollenschläger, in : von der Groeben/Schwarze/Hatje, Europäisches Unionsrecht, 7e éd. 2015, art. 16 de la Charte, point 6). Concernant la liberté d’entreprise, cette conclusion découle déjà du libellé de cette disposition qui vise l’« entreprise », une entité prenant typiquement la forme d’une personne morale. Le fait que la partie défenderesse est une personne morale ayant son siège hors de l’Union européenne ne fait pas obstacle à ce qu’elle bénéficie de la protection de l’article 16 de la Charte : Les droits fondamentaux garantis par la Charte s’appliquent en principe indifféremment aux citoyens de l’Union et aux étrangers et n’opèrent à cet égard pas non plus de distinction lorsque sont concernées des personnes morales (cf. CJCE, arrêt du 30 juillet 1996, Bosphorus / Minister for Transport, Energy and Communications, C-84/95, EU:C:1996:312, point 21 sqq. ; Tribunal de l’Union européenne, arrêt du 6 septembre 2013, Bank Melli Iran / Conseil, T-35/10 et T-7/11, EU:T:2013:397, point 70 ; arrêt du 29 avril 2015, Bank of Industry and Mine / Conseil, T-10/13, EU:T:2015:235, point 58 ; à cet égard, cf. également Sasse, Revue Europarecht - EuR 2012, p. 628 <636 sqq.> ; Jarass, in : Id., EU-Grundrechte-Charta, 3e éd. 2016, art. 51, point 52). La situation juridique est à cet égard différente de celle qui s’applique en droit interne sur le fondement de l’article 19, alinéa 3, LF (au sujet de la titularité de droits fondamentaux des entreprises privées étrangères, mais uniquement lorsqu’elles ont leur siège au sein de l’Union européenne, cf. Recueil BVerfGE 129, 78 <94 sqq.>).

105

b) En revanche, la partie défenderesse, l’exploitant du moteur de recherche, ne peut invoquer dans le cadre de son activité la liberté d’expression protégée par l’article 11 de la Charte. Bien que le service de recherche proposé et les moyens employés pour le traitement des résultats d’une recherche ne soient pas neutres, mais susceptibles d’influencer considérablement la formation de l’opinion des utilisateurs, l’objectif de ces services de recherche n’est pas de diffuser certaines opinions. L’exploitant du moteur de recherche lui-même n’avance pas cet argument. Selon lui, ces services sont uniquement destinés à satisfaire dans la mesure du possible les intérêts potentiels des utilisateurs indépendamment d’opinions concrètes et, dès lors, d’assurer dans l’intérêt économique de son entreprise que le service qu’il propose soit le plus attrayant possible. Selon le même raisonnement, la Cour de justice de l’Union européenne a refusé aux exploitants de moteurs de recherche le bénéfice du privilège des médias (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, point 85).

106

c) Doivent toutefois être également pris en compte lors de la mise en balance des droits respectifs des personnes concernées et des exploitants de moteurs de recherche les droits fondamentaux des fournisseurs de contenu dont les publications sont concernées.

107

aa) Dans la mesure où, dans un litige entre une personne concernée et l’exploitant d’un moteur de recherche portant sur un déréférencement, la question d’une ingérence dans les droits fondamentaux de tiers du fait d’un tel déréférencement d’un contenu est également tranchée, ces droits fondamentaux des tiers concernés doivent eux aussi être pris en compte dans le cadre de la mise en balance. La licéité de la décision affectant des tiers fait alors partie des conditions objectives qui doivent être remplies pour qu’une restriction de la liberté d’entreprise soit conforme au droit et qui peuvent être invoquées lorsque la partie défenderesse en appelle à son droit qu’elle tient de l’article 16 de la Charte. Cela ne signifie pas que les droits fondamentaux de tiers puissent être directement invoqués, mais il ne peut être imposé à un exploitant d’un moteur de recherche de mettre en œuvre des mesures qui violeraient les droits fondamentaux de tiers.

108

bb) Dans un litige portant sur la question de déterminer si l’affichage de certains résultats d’une recherche doit être interdit à l’exploitant d’un moteur de recherche, se posera également souvent la question de savoir si est également affecté le droit fondamental que le fournisseur de contenu tient de l’article 11 de la Charte du fait qu’il exprime une opinion. Cette question n’affecte pas celle – qui n’est pas à trancher ici – de savoir si et dans quelle mesure un fournisseur de contenu tient un droit à l’encontre de l’exploitant d’un moteur de recherche à ce que ce dernier diffuse son contenu, car dans le cas de l’espèce, il ne s’agit pas de déterminer s’il peut être imposé à l’exploitant du moteur de recherche d’afficher certains liens parmi les résultats d’une recherche, mais s’il peut lui être interdit contre son gré de diffuser des contributions publiées par un fournisseur de contenu. Une telle interdiction est susceptible de constituer en même temps et à son tour une atteinte à la liberté d’expression du fournisseur de contenu en tant que personne exprimant une opinion au sens de l’article 11 de la Charte, car dans un tel cas de figure, l’interdiction ne permet pas à ce fournisseur de contenu de recourir aux services proposés par un prestataire de services et lui ôte alors dans une certaine mesure un moyen important de diffusion de ses contenus.

109

Dans la mesure où la question d’une interdiction imposée à l’exploitant du moteur de recherche doit être tranchée en tenant compte du contenu concret du site litigieux pour lequel le fournisseur de contenu est responsable, l’effet que l’interdiction produit à l’égard de ce dernier n’est pas simplement un effet indirect découlant de ce qui est imposé à l’exploitant du moteur de recherche. Au contraire, la décision relative à l’interdiction présente un lien direct avec l’opinion exprimée et l’exercice de la liberté d’expression (cf. Spiecker genannt Döhmann, Common Market Law Review - CMLR 2015, p. 1033 <1046> ; Fabbrini, in : de Vries/Bernitz/Weatherill, The EU Charter of Fundamental Rights as a Binding Instrument, 2015, p. 261 <284> ; Peguera, Journal of Entertainment & Technology Law - JETLaw 2016, p. 507 <555 sq.>; Tambou, Revue Trimestrielle de Droit Européen - RTDE 2016, p. 249 <266 sq.>; Jonason, European Review of Private Law - ERPL 2018, p. 213 <219>). Il s’agit spécifiquement dans le cadre d’une telle décision de restreindre la diffusion d’une contribution en raison de son contenu. Dans un tel cas de figure, juger la demande d’une personne concernée visant à imposer à l’exploitant d’un moteur de recherche de s’abstenir d’afficher certains résultats d’une recherche n’est pas possible sans prise en compte de la question de savoir si et dans quelle mesure le fournisseur de contenu tient à l’encontre de la personne concernée un droit découlant de l’article 11 de la Charte lui permettant de diffuser l’information en question.

110

d) L’intérêt des utilisateurs d’Internet d’accéder aux contenus doit également être pris en considération lors de la mise en balance à effectuer (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, point 81 ; arrêt du 24 septembre 2019, GC e.a., C-136/17, EU:C:2019:773, points 53, 57, 59, 66, 68 et 75 sqq. ; arrêt du 24 septembre 2019, Google [Portée territoriale], C-507/17, EU:C:2019:772, point 45 ; Haute Cour de justice d’Angleterre et du Pays de Galles [Division du Banc de la Reine], décision du 13 avril 2018, [2018] EWHC 799 [QB], point 133 sq. ; Korkein hallinto-oikeus [Cour suprême administrative de Finlande], décision du 17 août 2018, No 3580/3/15, FI:KHO:2018:112 ; Cour suprême des Pays-Bas, décision du 24 février 2017, No 15/03380, NL:HR:2017:316, point 3.5.1 sqq. ; Groupe de travail Article 29 sur la protection des données, Lignes directrices relatives à l’exécution de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire C-131/12 « Google Spain et Inc / Agencia Española de Protección de Datos (AEPD) et Mario Costeja-González » du 26 novembre 2014, 14/FR WP 225, p. 6 ; à ce sujet, cf. également Frantziou, HRLR 2014, p. 761 <769> ; Spiecker genannt Döhmann, CMLR 2015, p. 1033 <1046> ; Fabbrini, in: de Vries/Bernitz/Weatherill, The EU Charter of Fundamental Rights as a Binding Instrument, 2015, p. 261 <284>). La Cour de justice exige à cet égard une prise en compte de l’intérêt du grand public à l’accès à l’information en tant que manifestation de la liberté d’information garantie par l’article 11 de la Charte. Doit également être tenu compte du rôle revenant à la presse dans le cadre d’une société démocratique. À cet égard, ce ne sont toutefois pas tant les droits individuels des utilisateurs, en vertu de l’article 11 de la Charte, à l’accès à l’information fournie par le site internet concrètement concerné qui sont affectés, mais plutôt la liberté d’information en tant que principe qu’il convient de prendre en considération dans le cadre d’une mise en balance à l’occasion d’une restriction apportée au droit garanti par l’article 16 de la Charte.

II.

111

La Cour constitutionnelle fédérale ne vérifie pas l’application correcte du droit ordinaire, le contrôle qu’elle opère dans le cadre d’un recours constitutionnel se limite à vérifier le respect des droits fondamentaux – dans le cas de l’espèce, des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union (cf. Recueil BVerfGE 18, 85 <92 sq.> ; 142, 74 <101, point 82 sq.> ; jurisprudence constante). Par conséquent, dans l’affaire présente, elle ne contrôle ni l’application correcte des dispositions de la directive 95/46/CE en vigueur au moment où la décision contestée a été rendue, ni la bonne interprétation des dispositions de la loi fédérale relative à la protection des données applicables à l’époque. La seule question à examiner est celle de déterminer si les juridictions ordinaires ont suffisamment tenu compte des droits fondamentaux garantis par la Charte et procédé à une conciliation acceptable entre ces droits (au sujet des droits fondamentaux affectés ici, cf. Recueil BVerfGE 7, 198 <205 sqq.> ; 85, 1 <13> ; 114, 339 <348> ; jurisprudence constante).

112

1. Un tel contrôle doit être opéré sur le fondement d’une évaluation de la démarche mise en œuvre par les moteurs de recherche de la partie défenderesse en indépendamment de traitement de données, ce qui signifie dès lors que les restrictions qui en découlent pour les droits fondamentaux doivent également être appréciées séparément. En particulier, la réponse à la question de la licéité de la publication de la contribution concernée par le fournisseur de contenu ne permet pas de donner automatiquement aussi la réponse à la question de la licéité de l’acte de traitement des données susmentionné. Étant donné que les droits, les intérêts et les effets négatifs impliqués peuvent être différents dans le cas d’une action de la personne concernée dirigée contre l’exploitant du moteur de recherche par rapport au cas d’une action dirigée contre le fournisseur de contenu, il est nécessaire de procéder à une mise en balance distincte. Dès lors, une action dirigée contre l’exploitant d’un moteur de recherche n’a pas de caractère subsidiaire par rapport à une action contre le fournisseur de contenu (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, point 83 sqq. ; arrêt du 24 septembre 2019, GC e.a., C-136/17, EU:C:2019:773, point 36 sq. ; arrêt du 24 septembre 2019, Google [Portée territoriale], C-507/17, EU:C:2019:772, point 44 ; cf. également la décision en matière civile de la Cour fédérale de justice dans le Recueil BGHZ 217, 350 <368 sq., point 45>). […]

113

Lorsque les juridictions ordinaires formulent en matière de protection contre la diffusion d’un texte des exigences différentes à l’encontre d’un exploitant d’un moteur de recherche de celles à l’encontre d’un fournisseur de contenu, elles tiennent compte du caractère distinct de la mise en balance des droits fondamentaux à opérer. Ainsi, une obligation de déréférencement ne pèse sur l’exploitant d’un moteur de recherche en principe que selon la formule « notifier et effacer » (notice and take down), c’est-à-dire après qu’une demande de déréférencement a été reçue par l’exploitant du moteur de recherche. À la différence d’un fournisseur de contenu lors de la publication initiale de sa contribution sur Internet, l’exploitant d’un moteur de recherche n’est pas tenu de vérifier de son propre chef le contenu des résultats affichés suite à une recherche (cf. Recueil BGHZ 217, 350 <361 sq., point 34> ; à cet égard, cf. également CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, point 94 sqq. ; arrêt du 24 septembre 2019, GC e.a., C-136/17, EU:C:2019:773, points 48, 66, 68 et 77). Ainsi, des conditions différentes s’appliquent en matière de responsabilité, telles qu’elles ont été dégagées par la jurisprudence de la Cour fédérale de justice, en se fondant sur la distinction commune entre responsabilité directe et indirecte pesant sur l’auteur d’une nuisance, et ces conditions peuvent faire peser sur celui qui traite des données personnelles des obligations différentes en matière de vérification et d’explication (cf. Recueil BGHZ 217, 350 <360 sqq., point 32 sqq.>). En concrétisant ainsi les dispositions du droit ordinaire en besoin d’être précisées, les juridictions ordinaires prennent en compte les différentes situations dans lesquelles ceux qui traitent des données se trouvent par rapport aux personnes concernées, et elles précisent à la lumière des droits fondamentaux qui entrent en conflit les exigences qui découlaient jadis de la directive 95/46/CE et aujourd’hui du règlement général sur la protection des données.

114

2. La distinction nécessaire pour la mise en balance des droits fondamentaux entre les différents types de responsables de traitement de données ne remet pas en cause qu’il puisse y avoir des interrelations et que – lorsqu’il s’agit de rendre une décision relative à une demande de s’abstenir dirigée contre l’exploitant d’un moteur de recherche – il soit nécessaire d’examiner la situation de la personne concernée par rapport au fournisseur de contenu. Comme il a été exposé ci-dessus, il est possible qu’il faille notamment examiner, dans le cadre d’une décision quant à l’interdiction d’afficher un certain résultat d’une recherche, si une telle interdiction est susceptible d’engendrer une restriction du droit fondamental du fournisseur du contenu à diffuser ses contributions à l’aide des moyens disponibles.

115

a) Toutefois, il n’existe en principe pas de corrélation automatique entre la licéité de la mise à disposition d’une contribution sur Internet et la licéité de sa mention parmi les résultats affichés par un moteur de recherche. Ainsi, le droit à la protection peut-il être plus étendu à l’encontre de l’exploitant d’un moteur de recherche qu’à l’encontre d’un fournisseur de contenu si, selon le droit spécifique applicable en droit interne, seule la vérité du contenu d’une contribution est déterminante pour le rapport entre la personne concernée et le fournisseur de contenu, sans que ne doivent être pris en compte les effets de la diffusion sur Internet, et que dès lors la question du besoin de protection de la personne concernée du fait de cette diffusion n’est à ce stade pas encore à examiner. En particulier dans les cas de figure où un changement des circonstances dû à l’écoulement du temps n’a pas été ou ne pouvait être invoqué à l’encontre du fournisseur de contenu, une action dirigée contre l’exploitant d’un moteur de recherche est en mesure d’offrir un niveau élevé de protection à la personne concernée.

116

Tel était le cas dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Google Spain de la Cour de justice de l’Union européenne (arrêt du 13 mai 2014, C-131/12, EU:C:2014:317). Les juridictions ordinaires espagnoles avaient jugé que la personne concernée n’avait pas droit à une protection contre la mise à disposition continue par la presse de l’annonce litigieuse, étant donné qu’elle avait initialement été licite ; le fait que les circonstances avaient changé dans le temps n’avait pas été pris en compte. Une situation analogue a donné lieu à l’arrêt de la Cour de justice dans l’affaire GC (arrêt du 24 septembre 2019, C-136/17, EU:C:2019:773). Dans ces cas non plus il ne ressortait pas du droit interne pertinent que les modalités de la communication sur Internet, et notamment la possibilité de retrouver une publication au moyen d’un moteur de recherche, devaient être prises en compte lors de la détermination de la portée du droit des fournisseurs de contenu à l’encontre des personnes concernées de diffuser des contributions traitant de ces personnes.

117

Dès lors, les personnes concernées peuvent invoquer des droits à la protection distincts à l’encontre de l’exploitant d’un moteur de recherche, lorsque ces personnes contestent d’emblée uniquement l’affichage, par l’exploitant d’un moteur de recherche, d’un certain résultat d’une recherche et du lien redirigeant vers le site contenant l’information en question et qu’elles fondent cette contestation sur le fait que le passage du temps a conduit à un changement de l’effet de cette information. Que la mise à disposition d’un reportage sur Internet ait initialement été licite ne signifie alors pas que l’exploitant d’un moteur de recherche puisse pour autant continuer à afficher ce reportage parmi les résultats de tout type de recherche. Lorsque, dans un tel cas de figure, il est interdit à l’exploitant d’un moteur de recherche d’afficher un certain reportage parmi les résultats d’une recherche, les droits fondamentaux du fournisseur de contenu ne s’en trouvent pas forcément violés, car ce dernier ne peut de son côté déduire du caractère initialement licite de la publication un droit à l’encontre des personnes concernées à continuer à diffuser et à faire diffuser de manière permanente et sous quelque forme que ce soit les reportages en question (en ce qui concerne le droit allemand, cf. Cour constitutionnelle fédérale, arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 16/13 -, point 114 sqq.).

118

b) En revanche, dans la mesure où – comme c’est en règle générale le cas en droit allemand, en vertu d’une application par analogie des dispositions des §§ 823 et 1004 du Code civil allemand – l’effet qu’a pour une personne concernée la diffusion d’une publication sur Internet fait partie des éléments pris en compte lors de l’appréciation de la licéité de cette diffusion par le fournisseur de contenu (cf. Cour constitutionnelle fédérale, arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 16/13 -, point 101 sqq. et 114 sqq.), la décision relative à la licéité de la diffusion devra en règle générale guider également la décision concernant les exploitants de moteurs de recherche. Dans la mesure où, compte tenu tant des modalités de la diffusion de contenus sur Internet (ce qui inclut qu’un nom puisse être recherché et retrouvé au moyen d’un moteur de recherche) que de l’aspect temporel et de ses effets à l’encontre des personnes concernées, un fournisseur de contenu a le droit de diffuser la publication qu’il a produite, la même solution doit s’appliquer pour l’affichage d’un site contenant cette publication dans la liste des résultats fournie par l’exploitant d’un moteur de recherche.

119

c) N’est pas affecté par ce qui précède le fait que la mise en balance entre les droits des personnes concernées et ceux des exploitants de moteurs de recherche est caractérisée par un rapport de tension entre d’une part le caractère raisonnable de mesures de protection imposées aux exploitants de moteurs de recherche et d’autre part le caractère raisonnable de rechercher d’autres possibilités de protection existantes, et que la mise en balance peut, voire, le cas échéant, doit aboutir à des résultats différents selon les différents types de responsables de traitement de données. Dans le cadre des distinctions dégagées par les juridictions ordinaires (cf. supra, au point 113), il se peut que des différences doivent alors être prises en compte qui résultent par exemple du degré dans lequel un accès facile à la protection est possible ou encore qui concernent l’efficacité des mesures de protection. Ainsi, les possibilités de recours contre l’exploitant d’un moteur de recherche en tant qu’auteur indirect de nuisances causées à une personne concernée peuvent être plus étendues quand la protection contre un fournisseur de contenu situé à l’étranger est juridiquement délicate à obtenir que quand le fournisseur de contenu se situe dans l’Union européenne et qu’un recours contre lui est possible sans obstacle. Lesdites possibilités peuvent également être plus étendues lorsque – par exemple du fait qu’un texte a été repris et largement répandu par d’autres sites – il est plus efficace de diriger une action contre l’exploitant d’un moteur de recherche. L’application concrète de ces exigences appartient avant tout aux juridictions ordinaires. La Cour constitutionnelle fédérale ne vérifie que si cette application par les juridictions ordinaires est soutenable au regard des droits fondamentaux.

120

3. Pour l’évaluation de la demande de protection dirigée contre l’exploitant d’un moteur de recherche, il convient dès lors de procéder à une mise en balance détaillée des droits fondamentaux entrant en conflit, c’est-à-dire ceux de la personne concernée et ceux de l’exploitant du moteur de recherche, mais également les droits fondamentaux du fournisseur de contenu et l’intérêt du public en matière d’information. Dans un tel contexte, l’importance des seuls intérêts économiques de l’exploitant du moteur de recherche ne suffit en principe pas en elle-même pour justifier une restriction du droit à la protection des personnes concernées (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, point 81 ; arrêt du 24 septembre 2019, GC e.a., C-136/17, EU:C:2019:773, point 53 ; arrêt du 24 septembre 2019, Google [Portée territoriale], C-507/17, EU:C:2019:772, point 45). En revanche, l’intérêt du public en matière d’information et surtout les droits fondamentaux de tiers devant être pris en compte revêtent à cet égard un poids plus important.

121

Dans le cas de l’espèce, la liberté d’expression du fournisseur de contenu affecté par la décision doit être prise en compte en tant que droit fondamental directement affecté et non comme simple intérêt dont il convient de tenir compte (au sujet de la titularité de droits fondamentaux d’établissements publics de radiodiffusion indépendants de l’État, cf. CJUE, arrêt du 26 avril, DR et TV2 Danmark, C-510/10, EU:C:2012:244, points 12 et 57 – concernant l’art. 16 de la Charte des droits fondamentaux ; Jarass, in : Id., EU-Grundrechte-Charta, 3e éd. 2016, art. 11, point 19 – concernant l’art. 11, para. 2, de la Charte ; Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH), RTBF c. Belgique, arrêt du 29 mars 2011, requête no 50084/06, §§ 5 et 94 – concernant l’art. 10 CEDH ; dans le même sens, cf. Recueil BVerfGE 31, 314 <321 sq.> ; 59, 231 <254> ; 74, 297 <317 sq.> ; 78, 101 <102 sq.> ; 107, 299 <310>). Dès lors, il n’est pas présumé dans un tel cas de figure que la protection du droit général de la personnalité doive primer. Au contraire, il faut que les droits fondamentaux entrant en conflit soient mis en balance de manière égale. Pas plus que l’individu ne peut décider unilatéralement à l’encontre des médias quelles informations le concernant doivent pouvoir être diffusées dans le cadre de la communication publique (à ce sujet cf. Cour constitutionnelle fédérale, arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 16/13 -, point 107), il ne possède un tel pouvoir de disposition unilatérale à l’encontre des exploitants de moteurs de recherche.

122

Lorsque les personnes concernées – comme c’est le cas dans la présente affaire – ne dirigent pas leur action contre le simple fait qu’une recherche à partir de leur nom puisse être lancée, mais contre les effets de certaines contributions individuelles qui les affectent négativement, l’effet engendré par la diffusion de ces contributions constitue un critère déterminant pour la pondération de l’atteinte aux droits fondamentaux causée. Servent de repères à cet égard – en tant qu’éléments des conditions générales en matière de responsabilité dégagées par les juridictions civiles sur le fondement des critères développés regardant le caractère raisonnable d’une ingérence – les effets de la diffusion de la contribution litigieuse sur le libre épanouissement de la personnalité, tels que ces effets résultent spécifiquement de la liste de résultats d’une recherche, en particulier d’une recherche lancée à partir du nom d’une personne concernée. À cet égard, l’appréciation d’un reportage dans son contexte initial n’est pas suffisante, il faut que soit également pris en compte l’accès facile et permanent des informations à l’aide d’un moteur de recherche. Notamment, il convient de tenir compte de l’importance du passage du temps entre la publication initiale et l’affichage de cette dernière parmi les résultats d’une recherche lancée au moyen d’un moteur de recherche, comme l’exige l’esprit du régime juridique actuel prévu par l’article 17 du RGPD fondé sur un « droit à l’oubli » (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, point 92 sqq. ; arrêt du 24 septembre 2019, GC e.a., C-136/17, EU:C:2019:773, points 53, 74 et 77 ; arrêt du 24 septembre 2019, Google [Portée territoriale], C-507/17, EU:C:2019:772, point 45 sqq. ; à cet égard, en ce qui concerne l’interprétation de la Loi fondamentale, cf. BVerfG, Cour constitutionnelle fédérale, arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 16/13 -, point 105 sq. ; au sujet du « droit à l’oubli », cf. Diesterhöft, Das Recht auf medialen Neubeginn, 2014, p. 24 sqq. ; Frantziou, HRLR 2014, p. 761 sqq. ; Spiecker genannt Döhmann, CMLR 2015, p. 1033 sqq. ; Sartor, IDPL 2015, p. 64 sqq. ; Tambou, RTDE 2016, p. 249 sqq. ; Auger, Revue de Droit Public RDP 2016, p. 1841 sqq. ; Jonason, ERPL 2018, p. 213 sqq. ; Becker, Das Recht auf Vergessenwerden, 2019, p. 49 sqq.

III.

123

À l’aune des exigences précitées, la décision contestée n’est pas à critiquer.

124

1. C’est à juste titre que le Tribunal régional supérieur considère que le repérage à partir de la recherche d’un nom, le référencement, le stockage temporaire et l’affichage du lien redirigeant vers le reportage contesté de la chaîne NDR constituent un traitement de données à caractère personnel. De même, il reconnaît que la requérante est susceptible de tenir des droits distincts de protection et d’exiger la suppression de données à l’encontre de l’exploitant du moteur de recherche, et qu’une décision portant sur ces droits doit être recherchée sur le fondement d’une mise en balance. Dans le cadre de cette dernière, le Tribunal régional supérieur tient compte tant de la protection du droit général de la personnalité de la requérante que de la liberté d’entreprise de la partie défenderesse ; à juste titre, le Tribunal régional supérieur a considéré que cette liberté devait être vue également en relation avec la liberté d’expression de la chaîne NDR en tant que fournisseur du contenu et l’intérêt des utilisateurs d’Internet d’accéder à cette publication. Par conséquent, le Tribunal régional supérieur a correctement identifié et pris en considération les droits fondamentaux matériels des parties au litige et les intérêts de tiers à prendre en compte. À cet égard, il n’est pas déterminant d’examiner si le Tribunal régional supérieur a procédé à une distinction correcte entre les droits fondamentaux garantis par la Charte et ceux consacrés par la Loi fondamentale. À partir du moment où les jugements de valeur matériels opérés par le droit constitutionnel sont soigneusement pris en compte, les exigences en matière de protection des droits fondamentaux sont remplies. Dans le cas de l’espèce, le Tribunal régional supérieur a cité parallèlement l’article 2, alinéa 1, LF, combiné à l’article 1, alinéa 1, LF et les articles 7 et 8 de la Charte et les a mis en balance. Dès lors, la base pour le raisonnement du Tribunal régional supérieur satisfait aux exigences découlant des droits fondamentaux.

125

2. […]

126

Au final, la décision contestée a été rendue dans les limites du pouvoir d’appréciation revenant aux juridictions ordinaires.

127

3. C’est à juste titre que le Tribunal régional supérieur vise dans un premier temps les critères déterminants pour trancher la question de la licéité, par rapport aux droits de la requérante, de la diffusion télévisée du reportage litigieux de la chaîne NDR et de sa mise à disposition sur Internet. C’est également à juste titre que le Tribunal régional supérieur tient compte aussi de la possibilité de retrouver cette publication à l’aide d’un moteur de recherche, notamment au moyen d’une recherche lancée à partir d’un nom.

128

Toutefois, est erronée la conclusion du Tribunal régional supérieur selon laquelle la requérante n’est affectée que dans sa sphère sociale. La possibilité de retrouver et de combiner des informations au moyen d’une recherche lancée à partir du nom d’une personne aboutit de nos jours à ce qu’il n’est pratiquement plus possible de distinguer entre sphère privée et sphère sociale en ce qui concerne les effets engendrés, ce que la requérante affirme vigoureusement en ce qui concerne son cas. En revanche, le raisonnement du Tribunal régional supérieur est solide lorsqu’il affirme que le sujet du reportage litigieux, à savoir l’efficacité réelle de la réglementation en matière de protection contre le licenciement par l’employeur, constitue un sujet d’intérêt général. La contribution contestée ne porte pas exclusivement sur la vie privée de la requérante, mais sur une conduite de celle-ci et de l’entreprise qu’elle dirige, conduite qui a des répercussions sociales, lesquelles fondent à leur tour un intérêt légitime du public en matière d’information qui perdure, même s’il s’efface au fur et à mesure du passage du temps. Dans un tel contexte, la requérante doit supporter des effets qui l’accablent – y compris dans son environnement privé – dans une mesure plus large que ce ne serait le cas lors de reportages sur ses agissements privés. La distinction entre sphères sociale et privée demeure également de nos jours un critère pertinent pour évaluer le contenu d’une publication, mais non pour évaluer les effets que cette dernière engendre pour les personnes concernées.

129

De plus, le Tribunal régional supérieur pouvait à cet égard prendre en compte, à titre complémentaire, le fait que la requérante avait donné son accord à l’interview pour le reportage litigieux. […]

130

À juste titre, la décision contestée considère que le reportage et le lien qui y redirige ne sont pas outrageux. Bien que, dans le cadre des résultats affichés d’une recherche à partir du nom de la requérante, le titre du reportage, « Les sales tours des employeurs », soit en mesure de susciter une image négative de la requérante, ce fait ne constitue pas un outrage qui serait interdit d’emblée. Tel est le cas uniquement lorsqu’une contribution a pour seul but, sans présenter de lien avec le sujet concret, de dénigrer une personne (cf. Recueil BVerfGE 93, 266 <294>), ce qui n’est certainement pas le cas dans la présente affaire. Au contraire, la contribution litigieuse est en relation directe avec un conflit entre la requérante en tant que gérante d’une entreprise et les employés. Le reportage constitue alors un jugement de valeur qui entre sans aucune ambiguïté dans le champ de la liberté d’expression, et la question de la licéité des propos exprimés doit dès lors être tranchée sur le fondement d’une mise en balance. Lorsque le Tribunal régional supérieur considère que la diffusion de ce reportage, y compris en ce qui concerne la désignation de la responsabilité personnelle de la requérante et en tenant compte des modalités de la communication sur Internet – qui permettent de retrouver ce reportage au moyen d’un recherche lancée à partir du nom de la requérante – est en principe justifiée, cette conclusion n’est pas à critiquer du point de vue du droit constitutionnel.

131

4. Le Tribunal régional supérieur a également tenu compte, dans la mise en balance opérée, de l’aspect temporel et a examiné la question de savoir si la diffusion du reportage tout en comportant la mention du nom de la requérante était encore justifiée eu égard au passage du temps depuis la publication initiale du reportage. L’écoulement du temps peut exercer, dans le cadre de la mise en balance, une influence sur le poids à accorder d’une part à l’intérêt public et d’autre part à l’ingérence dans les droits fondamentaux (cf. Cour constitutionnelle fédérale, arrêt rendu également aujourd’hui - 1 BvR 16/13 -, point 120 sqq.).

132

À cet égard, le Tribunal régional supérieur a pris en compte d’un côté le fait que le sujet traité dans le reportage faisait toujours l’objet d’un intérêt du public. Très justement il souligne que l’aspect de la « réalisation de l’objectif » ne constitue pas en règle générale, en ce qui concerne la diffusion de publications destinées à contribuer à la formation de l’opinion publique, un critère adéquat pour déterminer la durée pendant laquelle ces dernières peuvent être licitement diffusées, car la diffusion de telles publications ne repose pas sur une autorisation particulière accordée pour la réalisation d’un certain objectif, mais sur les libertés publiques dans le domaine de la communication et le droit qui en découle de déterminer soi-même, de modifier ou de laisser ouvert en fonction du développement ultérieur de la communication le but poursuivi par ladite communication.

133

De l’autre côté, le Tribunal régional supérieur n’a pas exclu que le passage du temps pouvait rendre déraisonnable et donc inadmissible la diffusion au moyen de moteurs de recherche de telles publications permettant d’identifier une personne concrète. Il relève au contraire que l’effet préjudiciable de la diffusion de publications critiques à l’égard de la conduite de certains individus pouvait, du fait de l’écoulement du temps – notamment lorsque, suite à une recherche lancée à partir du nom d’une personne concernée, cette publication est toujours affichée parmi les premiers résultats de la recherche –, devenir de plus en plus pesant pour les personnes concernées et, inversement, être de moins en moins justifié. Ainsi, le Tribunal régional supérieur tient-il compte sur le plan du principe de l’importance fondamentale que l’opportunité de se faire oublier, en ce qui concerne des informations préjudiciables, a pour le libre épanouissement de la personnalité d’un individu.

134

En définitive, le Tribunal régional supérieur estime cependant que, du moins à l’heure actuelle, la requérante ne tient pas de droit qui lui permette d’exiger un déréférencement. À cet égard, il relève de manière décisive que la requérante s’est d’elle-même exposée au public en donnant cette interview, qu’il existe toujours un intérêt public relatif au sujet traité dans le reportage, que la requérante exerce toujours une activité de gérante d’entreprise et que la période écoulée depuis la publication initiale du reportage, à savoir sept ans, n’est pas excessivement longue, eu égard au fait que le sujet est encore d’actualité. Ces considérations tiennent suffisamment compte des garanties découlant de la Charte des droits fondamentaux ; elles ne permettent pas de conclure que le Tribunal régional supérieur aurait fondé son jugement sur une conception fondamentalement erronée de la signification et de la portée des droits fondamentaux affectés, et elles constituent dès lors une conclusion soutenable au regard du droit ordinaire qu’il n’appartient pas à la Cour constitutionnelle fédérale de critiquer.

135

c) Étant donné que le Tribunal régional supérieur a rejeté la plainte de la requérante et que, par conséquent, aucune restriction n’a été imposée au fournisseur de contenu en ce qui concerne la diffusion du reportage litigieux, il n’était pas requis d’entendre le fournisseur de contenu au sujet de ses droits fondamentaux ni de l’impliquer dans la procédure en lui accordant des propres possibilités de protection juridique.

136

d) En définitive, la décision contestée a dès lors été rendue dans les limites du pouvoir d’appréciation revenant aux juridictions ordinaires. Le recours constitutionnel doit donc être rejeté.

IV.

137

Un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne sur le fondement de l’article 267, paragraphe 3, TFUE ne s’impose pas. L’application dans le cas de l’espèce des droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union ne soulève pas de questions d’interprétation dont la réponse ne s’impose pas avec évidence ou qui n’ont pas été suffisamment précisées par la jurisprudence de la Cour de justice – tout en tenant compte à titre complémentaire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (cf. art. 52, para. 3, de la Charte).

138

1. Le premier point qui a déjà été clarifié est que l’activité d’un moteur de recherche doit être appréciée séparément à l’aune des droits fondamentaux garantis par les articles 7 et 8 de la Charte, que cette activité ne relève pas du champ du « privilège des médias » et que les personnes concernées ne sont pas tenues, dans un premier temps, de faire valoir leur droit à la protection d’abord à l’encontre du fournisseur d’un contenu. Il a également déjà été précisé qu’une mise en balance était déterminante pour trancher la question de savoir à partir de quel moment l’exploitant d’un moteur de recherche doit supprimer un résultat d’une recherche, une mise en balance qui est opérée à la lumière des faits du cas individuel et qui n’est pas identique à la mise en balance des droits du fournisseur de contenu et des personnes concernées, mais qui exige que soit prise en compte la situation particulière du cas de l’espèce (à ces sujets, cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, points 35 sqq. et 74 ; arrêt du 24 septembre 2019, GC e.a., C-136/17, EU:C:2019:773, points 68 et 77 ; arrêt du 24 septembre 2019, Google [Portée territoriale], C-507/17, EU:C:2019:772, point 44).

139

2. Ne requiert pas non plus de précision supplémentaire le fait que la mise en balance ainsi opérée doit également prendre en considération les droits fondamentaux du fournisseur de contenu. L’obligation de considérer dans le cadre de la mise en balance des différents droits fondamentaux tous les droits fondamentaux qui en sont en définitive affectés non seulement résulte déjà du principe de l’obligation de respecter intégralement les droits fondamentaux – principe sur lequel repose la Charte –, mais encore concorde avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (à titre d’exemple, cf. CJCE, arrêt du 29 janvier 2008, Promusicae, C-275/06, EU:C:2008:54, point 65 sqq. ; arrêt du 7 août 2018, Renckhoff, C-161/17, EU:C:2018:634, point 41 sq. ; Cour EDH [Grande Chambre], von Hannover c. Allemagne, arrêt du 7 février 2012, requêtes nos40660/08 et 60641/08, § 106 et les références qui y sont citées).

140

Ce qui précède est également conforme aux arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne dans les affaires Google Spain, GC et Google – Portée territoriale (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, C-131/12, EU:C:2014:317, point 21 sqq. ; arrêt du 24 septembre 2019, C-136/17, EU:C:2019:773, points 53, 57, 59, 66 sqq. et 75 sqq. ; arrêt du 24 septembre 2019, C-507/17, EU:C:2019:772, point 40 sqq.). Lorsque la Cour de justice y déduit de l’article 11 de la Charte et de la liberté d’information qu’il garantit l’exigence de tenir compte, lors de la mise en balance, des intérêts non individualisés d’un grand public indirectement concerné (cf. CJUE, arrêt du 24 septembre 2019, GC e.a., C-136/17, EU:C:2019:773, point 75 sq.), le même raisonnement doit s’appliquer a fortiori en ce qui regarde les fournisseurs de contenu qui sont individuellement et directement atteints dans leur liberté d’expression par une décision de déréférencement. En conséquence, la Cour de justice, tout en se fondant sur les droits fondamentaux garantis par la Charte, souligne sans réserve également en ce qui concerne les exploitants de moteurs de recherche que l’évaluation de la licéité d’un traitement de données personnelles sous le régime de la directive 95/46/CE exige une mise en balance des droits et intérêts opposés (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, point 74). Ainsi, les droits fondamentaux du fournisseur de contenu doivent être pris en compte à l’occasion d’une décision relative à l’interdiction d’afficher un certain résultat d’une recherche. Dans la mesure où, sur le fondement de l’examen du contenu concret d’une publication en ligne, est prononcée une interdiction d’afficher certains résultats d’une recherche et où le fournisseur de contenu se voit donc privé d’un moyen important dont il aurait autrement pu disposer pour la diffusion de ce contenu, une décision de déréférencement restreint directement les droits fondamentaux de ce fournisseur de contenu.

141

Ne soulève dès lors pas non plus de questions d’interprétation devant être tranchées préalablement par la Cour de justice – contrairement à la situation dans les affaires précitées (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, Google Spain, C-131/12, EU:C:2014:317, point 81 ; arrêt du 24 septembre 2019, GC e.a., C-136/17, EU:C:2019:773, points 53 et 66) – le fait que, dans le cas de figure de la présente affaire, la mise en balance ne part pas d’une présomption de la primauté de la protection de la personnalité. Cette présomption résultait elle aussi des circonstances particulières dans les affaires précitées. Ainsi, la liberté d’expression du fournisseur de contenu concerné n’avait pas à être prise en compte dans l’affaire Google Spain, étant donné que le contenu en question était la déclaration d’une autorité publique (cf. CJUE, arrêt du 13 mai 2014, C-131/12, EU:C:2014:317, points 14 et 16). Dans l’affaire GC, la protection de la personnalité revêtait d’emblée une importance particulière en raison du fait qu’étaient affectées des catégories particulières de données personnelles au sens de l’article 8, paragraphes 1 et 5, de la directive 95/46/CE (cf. CJUE, arrêt du 24 septembre 2019, C-136/17, EU:C:2019:773, points 24 sqq., 39 sq., 44 et 67 sqq.). D’autre part, ni la Charte des droits fondamentaux ni la jurisprudence de la Cour de justice ne contiennent des indices qui permettraient de conclure que, dans le cadre de la mise en balance de droits opposés, la protection des droits de la personnalité d’un côté et la liberté d’expression de l’autre côté ne seraient pas en principe de valeur égale. Au contraire, il peut être constaté que, lors d’une mise en balance, la jurisprudence de la Cour de justice prend systématiquement en considération la liberté d’expression, lorsqu’elle est applicable, et que cette liberté n’occupe pas, en principe, un rang inférieur par rapport à d’autres droits fondamentaux. Dans le même ordre d’idée, la Cour européenne des droits de l’homme considère elle aussi que les droits garantis par les articles 8 et 10 CEDH « méritent a priori un égal respect » (cf. Cour EDH [Grande Chambre], von Hannover c. Allemagne, arrêt du 7 février 2012, requêtes nos 40660/08 et 60641/08, § 106 et les références qui y sont citées ; Delfi c. Estonie, arrêt du 16 juin 2015, requête no 64569/09, § 139). Logiquement, elle exige alors également dans le cadre de litiges impliquant des intermédiaires une mise en balance équitable entre les droits de la personnalité et la liberté d’expression de personnes exprimant une opinion (cf. Cour EDH, Kucharczyk c. Pologne, arrêt du 24 novembre 2015, requête no 72966/13, §§ 25 sqq.).

D.

142

La présente décision a été rendue à l’unanimité.

  • Harbarth
  • Masing
  • Paulus
  • Baer
  • Britz
  • Ott
  • Christ
  • Radtke

Identifiant européen de la jurisprudence (ECLI):

ECLI:DE:BVerfG:2019:rs20191106.1bvr027617

Citation sugérée:

Cour Constitutionnelle fédérale, Arrêt de la première chambre du 6 novembre 2019 - 1 BvR 276/17 -, n° 1-142,
https://www.bverfg.de/e/rs20191106_1bvr027617fr